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Le Nabucco rutilant et hors norme de Stefano Poda - Lausanne - 14 juin 2024.
Stefano Poda (Aïda à Vérone en 2023) fait partie de ces artistes qui détestent l’opéra trash, paupérisé, ravalé, rabougri, exsangue, réduit à l’état de fait divers insignifiant. Il explique que l’opéra n’est pas là pour dupliquer la réalité mais pour la transfigurer, la transcender, la grandir, la concentrer, la surpasser. La meilleure preuve qu’on n’est pas dans la vie réelle, dit-il, c’est qu’on y chante et qu’on n’y parle pas. On ne peut guère lui donner tort: le "Regietheater" qui a esbaudit la branchitude depuis une génération a fini par vider les salles et détruire le genre lyrique après avoir donné l’impression de le régénérer. Lui, il fait l’inverse. Le Nabucco monté à Lausanne, après avoir été produit à Buenos Aires et à Séoul, et avant Toulouse à l’automne et Vérone en 2025, en est une ėclatante démonstration: production totalement hors des sentiers battus, et public au rendez vous (toutes les cinq soirées ici, sold out depuis des semaines). Il est vrai que Stefano Poda est un fidèle de Lausanne où il a déjà réalisé 7 productions. On ne le connait en France qu’à Toulouse (Ariane et Barbe Bleue en 2019, Rusalka en 2022) et à L’Opéra National du Rhin (L’Elixir en 2016). Mais le coup de maitre de son Aïda de Vérone l’an dernier devrait le propulser au firmament international des grands maitres de la scène.
Le tableau saisissant qui s’ouvre sur la scène de Lausanne après l’ouverture échevelée (chef, =John Fiore=, natif de NY) illustre superbement la méthode Poda. Le Temple aux parois immaculées, les Hébreux en blanc dans l’angoisse du sac assyrien qui se prépare, un énorme pendule de Foucault tournoyant au dessus de leur tête tel un menaçant encensoir babylonien prêt à les écraser, le fatum, le compte à rebours, la domination, la religion, le Proche Orient.… Avec l’intrusion des Assyriens, tous en rouge, les parois du Temple se dédoublent pour devenir rouges, le pendule interrompt sa course, remplacé par un immense globe terrestre lumineux, impérialiste et despotique, qui descend des cintres. Rien n’est souligné, tout est lumineux, tout est dit. Avec art, avec tact, avec talent.
On admire sur scène, outre la polyvalence de M Poda, metteur en scène, décorateur, costumier, éclairagiste, chorégraphe, un élément fondamental aujourd’hui souvent absent: l’adéquation précise des déplacements scéniques avec le rythme de l’orchestre, la synergie des gestes avec la musique, l’articulation des mouvements avec le tempo musical, la respiration commune du plateau et de la fosse. Voilà un homme de théâtre qui, comme Stefan Herheim ou Claus Guth, sait écouter ce que la musique veut dire, lui donne la primauté sur son travail et repousse toute action scénique qui serait en contradiction avec la partition.
Lausanne nous offre une équipe de chanteurs qui dans la petite jauge de la salle (1000 fauteuils) fait grand effet. =Gabriele Viviani= (La Forza à Paris en 2019) est un colosse qui dès qu’il déboule en Nabucco sur les planches fait froid dans le dos. Autoritaire et tranchant, verdien en diable, son baryton puissant se rit de l’orchestre emporté de M. Fiore ("Non son piu Re, son Dio") et sait aussi in fine se prèter à la commisération et à la repentance ("Dio di Giuda"). L’Abigaîle de Mme =Irina Moreva= nous est inconnue. Elle ne fait pas dans la dentelle mais on n’en a cure car ce qu’on attend de l’esclave félonne d’Assyrie, ce n’est pas la subtilité mais l’emportement, la haine, la furie, la puissance sonore. Et elle le donne ici sans tergiverser. Le Zaccharia de =Nicolas Courjal= (Philippe II, Marcel des Huguenots à Marseille) est magnifique avec une voix de basse qui résonne dès ses premières interventions avec profondeur et autorité. On comprend combien les Hébreux, comme le public de la salle, peuvent être spontanément subjugués par son ascendant de patriarche. Nous avons eu aussi une courageuse Fenena (=Marie Karall=, native de Strasbourg) , un touchant Ismaele (=Airam Hernández=, natif de Tenerife) et un grand prêtre de Baal pas mal du tout (=Adrien Djouadou=). Ajoutons à cette revue que nous avons eu également une Anna distinguée (=Nuada Le Drève=) et un Abdallo emballant (=Maxence Billiemaz=).
Le choeur de Lausanne est dirigé par Patrick Marie Aubert et c’est tout dire (comme dirait Sacha Guitry). Le "Va Pensiero" est chanté comme une plainte tandis qu’un champ de blé descendu des cintres environne le peuple hébreu de ses épis protecteurs. Je ne sais pourquoi ce choral si souvent galvaudé garde toujours, inséré dans l’opéra et dans son contexte, un pouvoir d’émotion qui vous étreint si fort et vous broie. Déjà à Vérone en 2021 où il a été bissé à la demande du public des Arènes. Verdi a commencé l’écriture de sa partition par ce choeur qui l’a sauvé d’une profonde dépression personnelle après la mort de ses enfants et son épouse en 38-40. Pour Poda, Nabucco n’est pas l’histoire d’un conflit religieux ou ethnique, c’est l’histoire d’une renaissance, d’une régénérescence spirituelle.
Gros enthousiasme de la salle. 20 minutes de rappel./.
A Lyon rebattons les cartes (La Dame de Pique - La Fanciulla del West - 19 et 20 mars 2024)
Rebattre les cartes, c’est le thème du Festival de printemps de l’Opéra de Lyon. On y a vu La Dame de Pique et la Fille du Far Ouest où les femmes et leur jeu de cartes tiennent en effet une place majeure. On y a manqué "Otages" création contemporaine où on ne sait quelle place est réservée aux femmes et aux cartes.
Difficile d’imaginer oeuvres et productions plus différentes. On y retrouve dans l’un et l’autre l’orchestre et le choeur magnifiques de l’Opéra de Lyon portés vers des sommets d’engagement musical par l’infatigable ==Daniele Rustioni== qui est devenu in loco une sorte de superstar, adulé du haut des balcons par des cohortes de jeunes supporters enthousiastes et bruyants. L’intérêt de ce festival lyonnais, outre l’incroyable professionnalisme technique et musical de la maison, est d’y découvrir à la tête des productions, dénichés avec un flair sans faille, des talents originaux, inédits et véritables qu’on ne verra que beaucoup plus tard ailleurs sur les scènes branchées. L’opéra de Lyon est un laboratoire fécond, hors des sentiers battus. On se souvient avec émotion du Parsifal de Girard, du Macbeth de Van Howe, du Guillaume Tell de Kratzer, de l’Enchanteresse de Andriy Zholdak, du Tannhäuser de David Hermann. Ici on n’a jamais été déçu par l’audace novatrice et intelligente des propositions.
==Timofei Kuliabine== (né à Ijevsk, capitale de la république d'Oudmourtie en Russie) nous livre dans La Dame de Pique une symbiose virtuose et éblouissante entre la Russie contemporaine et celle du Grand Siècle. Sa vision d’une Russie en pleine déglingue, au bout du rouleau, emportée par ses psychoses ancestrales, montrée avec un sens aigu de l’authenticité, mais aussi avec humour, humanité et tendresse, dirigée au millimètre, ne sombre jamais dans l’outrance et la caricature. Elle culmine dans la scène saisissante de la Neva, ici transformée en quai de gare sinistre envahi par une population en perdition, affalée sur ses paquetages en quête d’un ailleurs inconnu et d’un avenir meilleur. C’est aussi fort que le choeur des soldats du Faust de Lavelli ou les crocodiles du Siegfried de Castorf et on en sort écrasé. Quelle partition!
Avec la Fille du Far Ouest Mlle ==Tatjana Gürbaca== (nėe à Berlin, directrice de l’Opéra de Mayence) ne va pas aussi loin. Son Far Ouest couleur sépia est assez bien troussé dans un premier degré de paysage rocheux, sauvage et aride où la troupe des chercheurs d’or fort bien campée, peut-être le personnage principal de l’ouvrage, revêt au final les allures des insurgés du Capitole de Trump et laisse émerger des individualités au beaux gosiers (Le Jack Wallace de ==Pawell Trojak==, le Nick de ==Robert Lewis==, tant d’autres parmi les 15 comparses qu’on voudrait distinguer). Tout juste peut-on s’étonner de voir Minnie débouler dans cette troupe en lamé doré et plumes dans les cheveux, telle une Walkyrie qui se serait trompée de rochers. Ou voir que sa maisonnette sur les hauteurs n’est qu’une fragile tonnelle de jardin descendue des cintres et ouverte à tous les vents, balayée par la neige et le blizzard dont elle se rit en pyjama et pieds nus comme sur une plage de Malibu. Il n’y a pas d’air fameux dans cet opéra de Puccini ce qui explique peut-être son relatif insuccès hors du Met où il a été créé en 1910 (par Toscanini et Caruso quand même). Ce soir à Lyon la salle était pleine et enthousiaste.
Distribution évidemment aux petits oignons: on admire dans La Dame de Pique la Comtesse de la grande ==Elena Zaremba==, droite comme un I, implacable et autoritaire, tout ce qui reste de la Grande Russie. Le Hermann efflanqué, blond et blafard de ==Dmitri Golovnin== (Grigori dans le Boris de la Bastille) est impressionnant en marginal déclassé. Le Tomski de ==Pavel Yankovsky== déploie un baryton sonore et arrogant, à l’image de l’oligarque qu’il joue sur scène. Beau duo des soeurs Lisa et Pauline (==Elena Guseva - Olga Syniakova==).
Dans La Fanciulla on a un faible pour le terrifiant baryton de ==Claudio Sgura== (déjà à Paris avec Stemme), Scarpia de l’Ouest américain, qui balade sa féroce carcasse de Shérif de long en large avec des allures de carnassier impitoyable. Le Dick Johnson de ==Riccardo Massi== (futur André Chénier au Théâtre des Champs Elysées) est un ancien cascadeur qui a tourné avec Scorsese dans Gangs of New York. Ce qui lui permet d’échapper au shérif en se balançant dans les airs dans les cordages opportunément tombés des cintres. Et la Minnie de ==Chiara Isotton== (Elisabeth de Valois à Marseille) brille d’un grand soprano dramatique, ample et chaleureux en maniant le revolver comme aucune autre.
Tout ce petit monde ne sort pas de la dernière pluie. C’est une brochette de grands et magnifiques chanteurs. A Lyon le panache d’Henri IV flotte sur la mairie et aussi sur la camera obscura de l’Opéra./.
Don Carlo à La Scala (2 janvier 2024). C’est noir mais çà brille.
On peut certes regretter le Don Carlo Bidochon de M Himmelman à Berlin (Elisabeth repassant son linge en famille) ou le Don Carlos TV Novellas de M Warli à Paris (Elisabeth déprimée s’empoisonnant aux barbituriques). Mais le style avachi n’est pas le genre de La Scala surtout pour l’ouverture de la saison. A Milan on s’adresse à un public cultivé, qui, outre le fait de pouvoir payer son fauteuil hors de prix, vénère la culture de son pays. Il n’a nul besoin qu’on lui mette les points sur les i ou qu’on modernise les oeuvres pour les mettre au goût du jour et au niveau des néophytes, des précieux et des dėconstructivistes. M Lluis Pasqual nous livre donc un Don Carlo ultra classique, noir, oppressant, sépulcral, désespéré qui n’est pas sans vertu. C’est la version dite de Milan (1884), italienne évidemment, retravaillée par Verdi et débarrassée de son désuet acte de Fontainebleau. La bluette sentimentale et niaise de Paris devient ici un grand opéra politique, une tragédie féroce sur l’absolutisme et le pouvoir, au même rang que le Boris présenté l’an dernier sur cette même scène. Grilles, retable doré, tour d’albâtre, cloitres des couvents ou des tombeaux enferment les protagonistes dans une prison d’une rigidité inviolable. Seuls les visages restent éclairés dans la noirceur ambiante. Les âmes ici souffrent et gémissent comme dans les cercles de l’Enfer de Dante. La seule extravagance perceptible dans cette régie implacable est l’absence de bandeau sur l’oeil borgne d’Eboli. Et on sait gré à M Pasqual de nous montrer sans fard l’adultère du monarque et de Mme Eboli.
Le grand triomphateur de la soirée sera une nouvelle fois, comme l’an dernier pour Boris, le magnifique orchestre de La Scala, son chef, Riccardo Chailly, et l’acoustique opulente et royale de cette grande salle. Tout ici, dès les premiers accords de l’Acte de San Giusto, résonnent d’une splendeur immédiate, naturelle, italienne, comme jamais évidemment on ne pourra l’entendre sous le vélum vitrifié et dans la fosse versatile et mesquine de l’Opéra Bastille ou dans les théâtres allemands ou autrichiens.
Depuis la Saint Ambroise la distribution a changé. Les chanteurs sont désormais presque tous italiens, avec l’apport des basses profondes venues de Corée. Mlle Siri (uruguayenne d’origine italienne - Aida à Vérone) remplace avantageusement de son soprano clair et lumineux le chant lourd, pesant et russe de Mme Netrebko si peu à l’aise dans le rôle de la princesse de Valois (mariée à 14 ans au roi d’Espagne). La nouvelle Eboli de Mlle Simeoni est vipérine, arrogante, vindicative quand celle de Mlle Garanča était séductrice et tentatrice. Le Philippe de M Pertusi, souffrant lors de la première du 7 décembre, exact portrait du roi tel que nous l’a laissé Pantoja de la Cruz, impressionne par sa stature et son autorité, puis par ses doutes et sa fragilité. Il casse la baraque avec un Ella giammai m’amo chanté au pied d’une croix qui déclenche un vrai délire dans la salle. L’inquisiteur (et fratre) de M. Jonming Park (Marke à Nancy), belle voix de potentat tyrannique, arbore un air poupin et juvénile peu en phase avec l’image des inquisiteurs habituellement adipeux, cacochymes et vieillissants. M. Meli, ténor élégant, voix aujourd’hui murie, corsée, stylée, si souvent entendue à Salzburg ou ici même, rappelle le timbre solaire et distingué de Bergonzi. Son Carlo, désespéré, emporté et instable, est très conforme à l’original qui était fou et a fini à 23 ans dans les geôles de l’Inquisition. Mais le meilleur, c’est le Rodrigo de Luca Salsi (Boccanegra à Salzburg, Germont à Vérone), voix noble, généreuse, mâle, onctueuse, droite, compatissante, bouleversante. On voudrait être son ami.
C’est bien simple: "La Scala est le théâtre qui fait avoir le plus de plaisir par la musique" (Stendhal)./.
Fêtes nocturnes à Vérone (5-10 septembre 2023). De notre envoyé spécial aux Arènes . Carmen (6 sept) - Butterfly (7 sept) - Aida (8 sept) - Traviata (9 sept)
Après Bayreuth, Wagner, et notre 100ème Festspielhaus, on a éprouvé le besoin de revenir à Vérone pour les quatre dernières soirées de la 💯ème saison des Arènes. Difficile d’imaginer ambiance plus contrastée entre l’austère et provinciale capitale du chant wagnérien et l’exubérante et effervescente capitale du chant italo-méditerranéen. La dernière fois qu’on y était venu (sept 2021) le Covid 19 frappait encore. Masques obligatoires, passeport vaccinal requis, jauge réduite de moitié, figurants masqués sur scène, choeurs relégués sur les hauteurs des gradins, dispositif scénique modifié et recours aux effets lumineux de type "mapping". Cette année Vérone a repris ses droits: surfréquentation touristique; hôtels hors de prix et inaccessibles 2 mois à l’avance; arènes (15000/20000 places) sold out; public agité, bavard, surexcité pendant les spectacles; costumes Armani et chemisettes manches courtes, robes Prada et tee shirts de supermarché, champagne, aperol-spritz, coca cola. Nuits italiennes d’une douceur incomparable. Et Vénus qui chaque soir dès 23h s’élève lentement côté cour au dessus des gradins. Qui n’a pas vécu ces miracles à l’italienne ne connait rien au bonheur de vivre.
1/ On y a vu ==Carmen== (6 septembre). Ce fut une dure déception. Certes le spectacle est fastueux (Zeffirelli). Il y a tellement de monde sur cette gigantesque scène qu’on a peine à y distinguer les protagonistes. Il y a des chevaux, des mules, des ânes qui paradent admirablement et tiennent leur rôle à la perfection. Le ballet flamenco d’Antonio Gades vient occuper la scène a capella pendant le changement de décor du dernier acte. C’est une réédition puissance 10 de la mise en scène montée autrefois par Franco Z au Met où on y avait entendu Mme Uria Monzon. La frustration inattendue vient du fait que musique et voix sont ce soir inaudibles (au rang 24 du parterre). Il y a deux ans on avait été frappé au contraire par la qualité acoustique de l’Arène, qui n’est certes pas celle de Bayreuth, mais qui sonnait plutôt bien dans cet espace immense. Mais ce soir il faut tendre l’oreille pour percevoir le son de l’orchestre, les voix de Clémentine Margaine (Carmen), Vittorio Grigolo (José), Gilda Fiume (Micaela) et Luca Micheletti (Escamillo). Est ce le décor, ouvert sur l’arrière des gradins et qui ne renvoie pas le son? Est ce l’électronique qui est en panne? Est ce notre oreille qui est fatiguée? Sont-ce les artistes et les musiciens qui sont las? Le mystère est total. On quitte l’Arène à une heure du matin un peu abattu par cette amère expérience.
2/ Mais le lendemain, et les deux soirs suivants, alors que nous sommes installés dans le même secteur (poltrona, côté cour), le miracle s’opère, le son renait, l’orchestre revit, les voix retentissent. L’énigme acoustique reste entière. Cette ==Butterfly== du 7 septembre restera une soirée de grâce ineffable, notre coup de coeur aux Arènes. Dans le vaste décor zeffirellien, toute une population de paysans nippons sortie tout droit des estampes d’Hokusaï ou d’Hiroshige s’agite en compagnie des marins américains débarqués du croiseur Abraham Lincoln en escale à Nagasaki. Mais bientôt l’immense rocher qui recouvre la scène s’entrouvre et se sépare pour révéler la maison de Pinkerton et Cio Cio San où l’action va se concentrer. Mlle Asmik Grigorian, inoubliable Salomé de Salzburg et Senta de Bayreuth, y inaugure le rôle de Butterfly qu’elle s’apprête à présenter bientôt un peu partout sur la planète lyrique, de NY à Londres et à Berlin. Elle y est admirable de conviction, de naturel, de grandeur, de charme et de somptuosité vocale. Le couple qu’elle forme avec le Pinkerton de Piero Pretti (Macduff au TCE en 2017) est d’une grâce qui vous étreint. La cruauté terrible de son histoire vous saute à la gorge et Franco Z a le bon goût de vous la montrer sans extravagance. Suzuki attachante de Sofia Koberidze et Sharpless compatissant de Gevorg Hakobyan, jamais entendus mais méritant de l’être. Et par dessus tout l’orchestre magnifique des Arènes sous la baguette tendre et poétique de Daniel Oren, chef méprisé des puristes, mais professionnel sans faiblesse. O nuit d’ivresse et d’extase infinie.
3/ C’est encore Daniel Oren qui officie le lendemain 8 septembre pour l’extraordinaire ==Aida== du centenaire, montée avec un génie inégalé par Stefano Poda, maitre des effets lumineux et des rayons lasers (Ariane et Barbe Bleue, Rusalka au Capitole de Toulouse). Mais ici, contrairement aux prestations de M. Thomas Jolly sur les scènes parisiennes, on est loin d’une vulgaire boite de nuit branchée. On est dans une Egypte post-moderne, d’un hiératisme épuré, maîtrisé, implacable et glacé. Les images qu’on voit naitre sur l’immensité du fond de l’Arène et sur les hauteurs des gradins sont d’une beauté saisissante et hors norme qui vous cloue de stupeur pour peu que vous ayiez un minimum de sens artistique. Et cette esthétique diamantine, étincelante et millimétrée a un sens: celle d’un pouvoir sans merci qui broie sans remords les individus, comme cette main articulée sur la scène qui anéantira les pauvres Radamès, Aida et Amnéris. Yonghoon Lee (Radamès), Marie José Siri (Aida), Clémentine Margaine (Amnéris) resplendissent et excellent avec des gosiers glorieux. Choeur magistral. Aucune autre scène ne peut faire retentir les trompettes de la marche triomphale mieux que Vérone où placés sur les gradins à Cour et Jardin les 12 (ou 16?) sonneurs font trembler en stéréo les 20000 spectateurs du soir. C’est plus formidable encore que Karajan dans son enregistrement avec Vienne. On sort écrasé et anéanti. Et on attend Stefano Poda un jour à Paris où son esthétique miraculeuse anéantira d’un coup le style avachi et répétitif des productions Warli/Tchernia.
4/ La ==Traviata== du 9 septembre se veut le clou de la saison des Arènes. C’est complet depuis des semaines. On y a réuni les stars du chant italien: Netrebko qui reprend un rôle qu’elle avait abandonné depuis des décennies (son nom est acclamé dès l’annonce de la distribution), Freddie de Tommaso, le ténor qui monte, Luca Salsi, le baryton vedette de La Scala et de Salzburg. Armiliato dirige. Production Zeffirelli très inspirée du "Guépard" viscontien. Violetta/Netrebko a la même robe blanche et la même coiffure qu’Angelica Sedara, Alfredo est Tancrède, Giorgio Germont a la canne à pommeau, le haut de forme et le port altier du Prince Salina. Tout commence par la sonnerie d’un glas qui annonce l’apparition pendant l’ouverture du cortège funèbre des obsèques de Violetta. Un cheval tire le corbillard. Puis la fête commence dans l’immense hôtel particulier de Violetta qui s’ouvre avec le rideau du Palais Garnier à Paris. Chambres à l’étage, réception au rez de chaussée. Mme Netrebko qu’on n’avait plus entendue depuis quelque temps, et jamais dans ce rôle, conserve de grands moyens: soprano arrogant, colorature étincelantes, agrémentées avec style. La voix a pris cependant une certaine lourdeur, parfois émaillée de quelques accrocs et d’imperfections de justesse que son savoir faire lui permet de rattraper aussitôt. Elle impressionne cependant, comme ses deux collègues mâles, et son dernier acte est déchirant. Les grands calibres vocaux se rient de la vastitude de l’Arène. Triomphe absolu pour les artistes.
Les Arènes de Vérone à plein régime sont un creuset musical qui ne ressemble à rien d’autre, c’est un brasier ardent où l’âme de l’Italie ressurgit bouillonnante, vibrante et volcanique chaque été, sans fard et sans dissimulation. Le public ressent instinctivement cette authenticité et ne fait jamais défaut. Gloire à Giovanni Zenatello et Tullio Serafin qui en 1913 eurent l’idée de célébrer dans les Arènes, restaurées sous l’empire napoléonien par le général de Miollis, le centenaire de Verdi./.
Les Huguenots - Opéra de Marseille - 6 juin 2023
L’opéra de Marseille on y revient toujours avec bonheur. Jauge à taille humaine. Acoustique généreuse et naturelle. Salle art déco élégante. Orchestre et choeurs engagés. Professionnalisme confirmé. Prédilection pour le grand répertoire. Culture du bon goût scénique. Tarif raisonné des billets. Public connaisseur, enthousiaste et chaleureux. Plus le Vieux Port. La Bonne Mère. L’appel du large à 3h30 de Paris par train rapide.
Ce soir on donne Les Huguenots de Meyerbeer (1836). Apparemment c’est la version intégrale, car le spectacle dure exactement 5 heures, de 19h à minuit, avec deux courts entractes, mais sans le ballet du 3ème acte. Les Huguenots qu’on a vus jadis à Dijon (avec Tony Poncet), puis à Bruxelles en 2011 (Py/Minkowski) et à Paris en 2018 (Kriegenburg/Mariotti) n’étaient à l’évidence que des versions tronquées et rabotées car on n’avait pas le souvenir que cet ouvrage était plus long que le Crépuscule des Dieux (4h25) ou Les Maitres Chanteurs (4h30). Et ce qui passe si vite avec Wagner, devient avec Meyerbeer long, très long, trop long. C’est que notre ami Giacomo, doté d’une versatilité et d’une créativité débordantes, sait certes crėer les coups de théâtre, lier le drame intime de Raoul et Valentine au drame des guerres de religions, aligner les numéros les plus inattendus et les plus contrastés, faire suivre une cantilène par un choeur de meurtriers. Mais il n’est pas un mélodiste. On ne retient rien de ses airs et d’une musique pourtant si inventive, sinon les effets que tous les compositeurs à succès du XIXème siècle seront venus y puiser à tour de rôle, de Wagner à Verdi, de Gounod à Moussorgski. Qui, je vous le demande, serait capable au débotté de chanter un seul air des Huguenots?
Le spectacle de Marseille est agréablement monté par Louis Désiré, enfant du pays. Le clair obscur façon Rembrandt domine avec classe et hiératisme. La sobriété est de mise, bien plus efficace que les déballages trash en vogue sur d’autres scènes. Costumes discrètement historicisés. On évite les fraises et culottes bouffantes. Beaux éclairages nocturnes. Une longue table noire régulièrement déplacée est l’accessoire majeur pendant toute la soirée avec un lot de chaises qui servent à la fois aux banquets, aux églises, aux combats. Des structures murales ou des bâches ensanglantées et transparentes descendent des cintres aux moments opportuns. C’est très lisible, sans détour. L’action suit son cours de manière implacable. Valentine, Raoul, Marcel, Nevers n’échapperont pas au désastre final.
Pour réussir Les Huguenots il faut réunir 7 chanteurs qui tiennent la route. Nos coups de coeur vont à Florina Ilie dont la Marguerite de Valois diaphane et étincelante, d’abord princesse volage puis reine de Navarre consciente de ses responsabilités, a dominé la soirée de manière éclatante. Elle vient de Roumanie. On a eu aussi le page Urbain très chantant d’Eleonore Pancrazi. Deux lumières dans un ouvrage sombre et ténébreux. Karine Deshayes, page Urbain à Paris en 2018, est devenue Valentine, partagée entre Nevers et Raoul. Voix de miel, opulente et chargée de larmes. Elle meurt avec talent sous les coups des catholiques. Le quatuor des hommes affiche de belles pointures et là c’est le Marcel de Nicolas Courgal, omni présent, huguenot intransigeant et radicalisé (Eine feste Burg ist unser Gott) qui nous impressionne (Philippe II, ici même l’an dernier). Le Raoul d’Enea Scala, avec une légère pointe d’accent italien, se rit de la tessiture meurtrière écrite pour Adolphe Nourrit, avec un timbre où on aurait aimé peut-être plus de suavité et de grâce. Mais la vaillance et l’aplomb sont incontestables. Saint Bris abyssal et fanatique (François Lis), Nevers compatissant, chaleureux, humain (Marc Barrard). Cohorte distinguée de nobles courtisans, catholiques ou huguenots et de dames d’honneur.
Dans la fosse, quelques menus décalages répétés entre l’orchestre et les choeurs suscitent quelques fugitifs moments d’inconfort auditif. Mais la viole d’amour, la clarinette basse, le piccolo, le cor anglais, la trompette sont bien là et ne faillissent pas au moment où on les attend. M. José Miguel Perez Sierra qui dirige ne parvient pas vraiment à emballer cette partition si versatile avec l’énergie et la fougue dont Minko avait fait montre à Bruxelles (dans une version, il est vrai, très resserrée).
Gros succès auprès du public local qui, à minuit, paraît prêt à en reprendre pour un tour. 58 Euros le fauteuil dans une large corbeille où on est seul à prendre ses aises comme dans un cocon suspendu. Les opéras régionaux sont de vrais et permanents miracles, offrant le meilleur là où tant de scènes parisiennes à l’administration pléthorique imposent des tarifs stratosphériques sans lien avec la qualité des prestations proposées ./.
Eugène Onegin - Monnaie Bruxelles - 9 février 2023
L’Onegin ascétique et lumineux de Laurent Pelly
Eugène Onegin, roman tragique de Pouchkine (1831), mis en musique par Tchaikovski (1878), est un opéra sur la fragilité du bonheur et sur la douleur du bonheur irrémédiablement perdu. Tout est est dans les coeurs et les âmes des personnages. L’œuvre sur scène s’accomode d’une certaine austérité, comme dans la production épurée de Willy Decker pour Paris, bien plus que des tornades de neige de l’ancienne production d’Otto Schenk à Vienne où on l’a vue autrefois.
A Bruxelles, Laurent Pelly, plus connu sur les scènes françaises pour ses triomphes avec Offenbach ou Donizetti (mais à l’étranger, il a abordé bien d’autres répertoires), crée avec son décorateur (Massimo Troncanetti) un univers ascétique et dépouillé sur fond de ciel noir animé de sombres nuées. Les lumières savantes et poétiques de M Marco Giusti viennent illuminer les personnages comme des feux follets dans la nuit. Une plate forme mobile offre plusieurs angles, parfois se soulève, et laisse des parois se déployer pour former des espaces intérieurs telle la chambre de Tatiana ou l’escalier du palais du prince Gremin. Quatre chaises, deux pistolets, les lustres du palais Gremin seront les seuls ustensibles identifiables de la soirée. Mais dans cet espace dénudé, les élans, les rèves, les battements de coeur, les désespoirs des protagonistes prennent une intensité presque vertigineuse, avant le basculement dans le drame et la désolation. C’est que M Pelly n’a pas besoin de l’esbrouffe tapageuse de certains de ses confrères pour donner une âme et une vie à ses personnages. Comme Chéreau, Strehler, Visconti avant lui, Pelly fait partie des maitres qui vont au fond des âmes et savent insuffler l’humanité sur scène avec une sincérité, une authenticité, une efficacité, une vérité qui vous touchent en plein coeur. Et avec lui c’est l’oeuvre qui importe et pas la tentative de réinterprétation.
La Monnaie donne deux distributions en alternance. On a choisi la soirée (aujourd’hui télévisée) qui nous propose Stéphane Degout et Sally Matthews, deux piliers de la Maison bruxelloise, deux prises de role en Onegin et Tatiana. Lui dans un registre plus noir et dramatique que d’ordinaire, projection arrogante, baryton tranchant, morgue et cynique puis élans de sincérité désespérée hélas trop tardifs. Elle, Tatiana lumineuse, juvénile, concentrée puis fébrile qui saura se transfigurer en grande dame nostalgique mais implacable au dernier acte. On aime beaucoup le Lenski poignant et sincère, plein d’enthousiasme puis de tristesse, de Bogdan Volkov, sans affèterie, sans mièvrerie, sans artifice, seul russe de la soirée dans un rôle qu’il chante au Bolchoï. On a eu aussi l’Olga extravertie, pimpante et très chantante de Lilly Jørstad. Le Monsieur Triquet de Christophe Mortagne chante excellement ses couplets en français avec une diction étincelante (quand souvent chez les russes ils sont chantés en russe, ce qui est une petite trahison de Tchaikovski). Le Gremin de Nicolas Courjal (déjà entendu en Filippo à Marseille) nous donne avec autorité et componction son seul air de la soirée et on croit à la force de ses sentiments pour la nouvelle princesse Gremin. Il y a une excellente et maternelle Mme Larina (Bernadetta Grabias) et une tout aussi excellente et maternelle gouvernante (Cristina Melis). Tout ce petit monde est d’une justesse et d’un naturel confondants. Ils sont nos contemporains sans qu’on ait eu besoin de les affubler de jeans, baskets, mini-jupes en simili cuir noir ou téléphones portables pour nous faire croire à leur modernité.
L’orchestre (et les choeurs) d’Alain Altinoglu jouent dans l’opulence et le pathos. Peut-être trop. Le son est splendide mais un peu envahissant. On semble loin de la formation réduite (30 pupitres) réunie pour la création au théâtre Maly à Moscou. Placé sur la gauche des rangs d’orchestre on entend les pupitres des vents résonner au dessus de nos têtes par l’effet d’un curieux phénomène de réverbération qui donne l’illusion que les instruments sont placés sur les balcons. Gros succès. Gros enthousiasme. Brillez! Brillez toujours belle Tatiana./.
Tristan und Isolde - Opéra de Nancy - 1er février 2023
Le Tristan glorifié et humanisé de Tiago Rodriguez.
15 jours après la reprise du Tristan Viola/Sellars à la Bastille, on est allé entendre le nouveau Tristan de l’Opéra de Nancy et la comparaison est cruelle pour la maison à 210€ le fauteuil d’orchestre.
Il y a d’abord à Nancy dans une jauge réduite (mille places) une acoustique chaleureuse, spontanée, naturelle, franche, enveloppante, à mille lieues du son trafiqué, sec, sans saveur du grand hall parisien où même M. Dudamel avec sa formation d’instrumentistes fonctionnaires et les artifices électroniques du son augmenté ne peut espérer produire aucun miracle. A Nancy l’orchestre de M. Leo Hussain résonne sans faiblesse, apaise et enivre, tel le baume onctueux et bienfaisant qu’Isolde appliqua jadis sur la blessure du chevalier Tantris. Gloire, gloire aux merveilleux orchestres français, à Nancy, Rouen, Lyon, Marseille, Lille et ailleurs qui ont toujours envie de donner le meilleur et dont nos plumitifs habituels ne parlent jamais. Ici le cor anglais de Mlle Florine Hardoin, maintenu dans l’anonymat de l’orchestre, fut admirable bien plus que celui de son collègue parisien stupidement exhibé par M. Sellars sur les hauteurs du 1er balcon de la Bastille.
Il y a à Nancy un coup d’audace scénique inédit et formidable. La proposition hors norme de M Tiago Rodriguez, nouveau directeur du Festival d’Avignon, maitre reconnu de la scène européenne, mais nouveau venu à l’opéra, parvient même ici à désarçonner, voire à courroucer, les traditionnels admirateurs des containers recyclés, rideau en plastique, rame de métro, chanteurs en slip et baskets en vogue aujourd’hui dans nos maisons d’opéra. Dans une salle d’archives où sont soigneusement rangées, imprimées sur de larges pancartes, toutes les didascalies de la légende de Tristan et Isolde, réécrites par Tiago lui même, M. Rodriguez invente un rituel muet où la distanciation, la tendresse, l’ironie et l’humanité se mêlent de manière lancinante et frénétique. L’angle modifié du regard rend à l’histoire qu’on nous raconte son authentique dimension de mythe, cérémonieux, sacré, légendaire, immémorial, intemporel et vivant. Pas besoin d’accessoires. Les pancartes servent de philtres, d’épées, de linceuls. Pendant le spectacle ce seront près de 1000 panneaux explicatifs qui seront ainsi présentés au public par deux danseurs (Sofia Diaz et Vitor Roriz), à la fois témoins, narrateurs, commentateurs et parfois acteurs muets du drame étrange qui se déroule sous nos yeux. "Cet endroit est une archive / des mondes imaginaires / des mondes qui ont existé / qui pourraient exister / qui existeront toujours". Un Tristan non pas ratatiné ou détourné, mais respecté, rehaussé, magnifié, glorifié par la grâce minutieuse et inlassable des deux danseurs manipulateurs dont la prestation a été fort applaudie.
Comme à Paris, on découvre à Nancy dans la distribution de ce Tristan des prises de rôle et de nouveaux venus, hautement plus convaincants toutefois. Dorothea Röschmann, légendaire Pamina et Comtesse à Salzburg, endosse pour la première fois la robe d’Isolde avec un engagement qui impressionne. Certes les aigus sont tour à tour escamotés ou arrachés. Mais l’impact vocal est indéniable, la richesse du timbre splendide, l’incarnation rayonnante. Elle forme avec la Brangäne très présente, opulente, presque trop sonore, d’Aude Extrémo un couple magnifiquement assorti dans la couleur et l’ampleur vocales. Les appels du deuxième acte, chantés en fond de scène, dos tourné au public, gardent ici tout leur sortilège quand à Paris, chantés depuis les balcons (une manie!), ils perdaient toute magie.
Le Tristan de Samuel Sakker, grand gaillard venu d’Australie et passé par Londres, un peu en retrait aux deux premiers actes, vous arrache des larmes quand le chant enfin se libère lors de l’interminable agonie du III avec la seule présence du Kurwenal chaleureux, empressé et compatissant de Scott Hendricks et du berger triste et radieux d’Alexander Robin Baker.
Le Marke du coréen Jongmin Park est grandiose, là où Owens à la Bastille était inaudible. Sa déploration, chantée comme un Lied, profondeurs abyssales, chaque note chargée de tristesse et d’émotion, rappelle les grands moments de Salminen ou Talvela à Bayreuth.
L’audace, l’innovation, l’inspiration, la découverte, le culot créatif ne sont plus à Paris. On les trouve partout ailleurs, hors de Paris, dans des maisons qui luttent chaque jour pour survivre et tenir leur rang et vous proposent leur place pour trois fois moins cher que dans la prétendue Ville Lumière./.
Boris Godunov - Scala Milan - 16 décembre 2022
Le Boris que présente Kasper Holten à La Scala pour l’ouverture de la saison milanaise est au fond plus la tragédie d’un homme (Boris) que celle du peuple russe. Une production opulente et grand genre, classique avec un zeste d’innovation, respectueuse et anachronique, à la fois sombre et étincelante, d’une grande beauté plastique, fluide et tourmentée, lisible et intime. Sa dramatique actualité a fait surgir une polémique pénible de la part du Consul d’Ukraine à Milan qui a vu dans l’oeuvre de Moussorgski (qu’il ne connait visiblement pas) un hymne à l’impérialisme russe et demandé l’annulation du spectacle en dénonciation de l’agression russe contre son pays.
Or la tragédie de Pouchkine et l’opéra de Moussorgski nous racontent exactement le contraire. Il s’agit, après le règne d’Ivan le Terrible, d’une des pages les plus noires de l’histoire russe. Le Tsar Boris, probable assassin (historiquement il y a un doute), aurait fait massacrer le tsarevitch Dimitri qui ressurgit 10 ans plus tard, alors qu’une famine décime le peuple, sous les traits de l’usurpateur Grigori, lequel, avec l’aide de l’ennemi lituanien, fomente une insurrection, fait vaciller le trône et conduit le Tsar Boris à la folie et à la perte. On cherche en vain où est l’impérialisme dans tout çà. On y voit au contraire le doute, la précarité, le sentiment de fragilité, la peur et la paranoïa qui pèsent de tout temps sur le pouvoir russe. Et le peuple qui crie misère. On ne peut que regretter que le metteur en scène ait fait mourir Boris d’un inutile coup de poignard dans le dos, ce qui est non seulement une erreur historique, mais surtout un geste qui affaiblit dramatiquement le vrai trépas du Tsar qui meurt de son propre remord, de son tourment et de sa hantise.
Comme Jurowski à Paris en 2018, Riccardo Chailly nous donne ici avec sagacité la version primitive de Boris en sept scènes, celle de 1869, rejetée par la direction des théâtres impériaux, révisée par Modest en 1872 (l’acte polonais!), puis réorchestrée maintes fois par Rimsky et Chostakovitch. La version d’origine est âpre, viscérale, sauvage, désespérée, immense. Dans la fosse de La Scala, Chailly fait retentir son orchestre, et ses choeurs sur la scène, avec une violence et une somptuosité inouïes qui vous prend dès l’instant à la gorge. On est saisi une nouvelle fois par la magnificence de l’acoustique de cette salle et on se dit que le rayonnement des grandes scènes lyriques dans le monde tient sans doute autant à leur longue histoire qu’à la magie de leur sonorité et que, si La Scala, si Bayreuth en font incontestablement partie, l’Opéra Bastille, avec son acoustique poussive électroniquement trafiquée, son orchestre versatile, n’en sera jamais.
Sur la scène le Tsar d’Adbrazakov, déjà entendu à Paris en 2018, est impressionnant de stature et de majesté, pitoyable de fragilité et de doute. Dès la scène du couronnement le fantôme du petit tsarevitch ensanglanté viendra le hanter sans relâche. Tsar peut être encore un peu juvénile avec des crises de paranoïa un rien démonstratives. Mais on s’incline devant la beauté du chant et l’impact vocal. Le Pimen d’Ain Anger (déjà à Paris, et maintes fois à Vienne), dont le décor déroule inlassablement le manuscrit des chroniques du règne, est l’autre triomphateur de cet opéra de basses profondes avec le Varlaam truculent et brut de décoffrage de Stanislas Trofimov. Ténor arrogant du Grigori de Dmitry Golovnin, ténor un rien faiblard et en retrait du Chouisky de Norbert Ernst, le traitre de service. Des enfants de Tsar, des gouvernantes, des aubergistes, des paysans, des gardes et un Innocent épatants.
Une grande oeuvre, un grand orchestre, un grand chef, une grande basse, une grande salle, une grande production. On ne se sent pas tout petit. On se sent grand./.
Tannhäuser - Opéra de Lyon - 27 octobre 2022.
C’est mal barré pour l’espèce humaine.
Donc sur la scène de l’opéra de Lyon, coproduit avec Madrid, c’est un Tannhäuser post apocalyptique, projeté dans la science fiction et les affres du changement climatique par ce jeune David Hermann qu’on ne connait pas et qu’on découvre ce soir. Et en effet, il y a bien une Vénus androïde et un Vénusberg parfaitement artificiel, surgi d’un vortex qui s’ouvre, s’illumine et s’élève au milieu du plateau, peuplé de nymphes créées sur le même modèle (crâne rasé, juste au corps scintillant, esthétique impeccable), animées par des batteries individuelles qu’on peut débrancher pour rendre inerte et flasque le corps de ces créatures de rêve. Heinrich est las de ce monde artificiel et sans âme. Il aspire à retrouver la vraie vie des humains pur jus.
Son voeu exaucé, il se retrouve dans un monde minéral, brûlé et détruit par le réchauffement climatique, sans l’ombre d’une verdure où l’Humanité parait au bout du rouleau. Les pélerins en route pour Rome sont une cohorte poussiéreuse et décolorée, décharnée et sans visage qui fait peine à voir. L’un d’eux s’écroule sur scène d’épuisement et ne pourra être ranimé. Au 3ème acte, le désert aride de la vallée de la Wartburg s’est transformé en nuit polaire sur fond de glacier immense, miroitant, à la fois splendide et inquiétant. Le décor avec ses transformations, créé par Jo Schramm est d’une beauté spectaculaire et saisissante. On y retrouve la magie ensorcelante du décor de Wernicke pour La Femme sans Ombre qu’on a vue deux fois au Met dans les années 90. A l’acte II la grande salle de la Wartburg où les chevaliers hirsutes et cuirassés semblent sortis de la cour des Huns, n’est plus qu’une arène en ruines surmontée de projecteurs aveuglants et de dispositifs électroniques comme dans la scène finale des Rencontres du Troisième Type de Steven Spielberg. On offre au Landgraf en guise d’hommage un trésor qui semble devenu une rareté inestimable sur cette planète asséchée: un poisson minuscule. Au final l’orifice du Vénusberg s’ouvrira à nouveau sur le plateau sous la forme de blocs de glace soulevés des profondeurs comme une corole minérale. Elisabeth y rejoindra Vénus tandis que le sort de l’humanité de la Thuringe reste incertain et peu enviable.
L’un des attraits de la production de Lyon est de nous donner à entendre le premier acte de la version dite de Paris, avec la Bacchanale qui s’enchaîne directement sur l’ouverture, offrant ainsi le cas unique d’un opéra débutant par vingt minutes de pure et seule musique avant qu’Heinrich et Vénus ne consentent à ouvrir la bouche pour entamer leur duo. Cette version est finalement rarement donnée. A Bayreuth on s’en tient mordicus à la version de Dresde, depuis l’exception du Tannhäuser de Wieland/Bumbry/Béjart de 1961. L’orchestre et les choeurs magnifiques de l’opéra de Lyon officient sous la baguette virevoltante, méridionale et extravertie de notre ami Rustioni (qui dirigera le lendemain même La Fille du Far West à Münich!). Cette touche italienne et exubérante est tout à fait bien venue dans un ouvrage tel que Tannhäuser (1845) où le romantisme des années de jeunesse reste bien présent. Et l’acoustique généreuse et chaude de la salle de Lyon décuple le plaisir de l’audition.
Le plateau réuni à Lyon est exemplaire: Stephen Gould (déjà cet été à Bayreuth dans les trois rôles les plus écrasants du répertoire wagnérien) est un Heinrich insurpassable aujourd’hui, d’une ampleur, d’une tenue, d’une intégrité, d’une humanité qui forcent le respect. L’Elisabeth de la sudafricaine Johanni van Oostrum, déjà admirée dans l’Agathe du Freischütz à Rouen, déploie un soprano immaculé où se devinent les accents de la détermination et de l’autorité d’une héroïne qui n’est pas une oie blanche. La Vénus de l’inconnue Irene Roberts, outre son physique idéal de déesse grecque robotisée, sort des seconds rôles wagnériens où elle paraissait cantonnée en Allemagne pour nous donner un chant tour à tour caressant et vindicatif auquel on comprend qu’Heinrich soit prêt à succomber à nouveau. Le Wolfram de Christoph Pohl (jamais entendu), chanteur très lié à Hambourg et Dresde, où il a chanté tour à tour le Tamino et le Papageno de la Flûte (!) est d’une sonorité onctueuse et compatissante. Le Landgraf de Lian Li impressionne autant par sa stature et son look d’Attila que par la noirceur métallique de sa voix de basse. Belle équipe de chanteurs du tournoi et jeune pâtre androïde rescapé du gynécée de Vénus en la personne de Mlle Giullia Scopelitti qui suivra Heinrich dans tous ses démêlés pendant les trois actes.
Enthousiasme général du public de Lyon qui a fait le plein pour les 7 représentations et interminable ovation debout, ce qui n’est pas si courant hors des Etats Unis et des Pays Bas où on se livre assez naturellement à ce type d’effusions./.
Rigoletto à Rouen (27 sept 2022) la stimulante danse des maudits
Donc Rigoletto a quitté la cour de Mantoue. Il opère aujourd’hui dans les coulisses d’un théâtre, ex maitre de ballet relégué au rôle d’assistant, claudiquant, blessé au genou, tout de noir vêtu, nourrissant son ressentiment contre le nouveau patron de la troupe, jeune, charmeur, coureur invétéré, dictateur. Il essaie de donner le change par ses railleries, mais plus personne parmi les danseurs ne le prend au sérieux. Il a une fille cloîtrée dans l’étage de sa loge, qui rêve de devenir danseuse mais que personne ne connait. Il y a aussi, coup de génie magnifique, l’apparition lancinante, muette et grandiose de sa défunte femme, ex danseuse dont le souvenir ne cesse de le hanter, sublime et lumineuse Agnès Letestu ("C’était un ange. Elle avait de la compassion pour moi"). Reconstitution très bien menée, très soignée, très vivante, très crédible, dirigée de main de maitre par M. Brunel (directeur de l’opéra de Lyon) qui manifestement en connait un rayon sur les intrigues, les tensions, les faux semblants du milieu du théâtre et de la danse.
On ne comprend pas ceux de nos musicographes patentés qui ont fait la fine bouche et pris des mines pincées devant cette démonstration de véritable et authentique talent, les mêmes qui s’extasient devant les bâches en plastique, les containers recyclés et les lourdingueries de Warlikowski. Le décor de ces coulisses de théâtre portées sur la scène du théâtre (Etienne Pluss) avec ses zones d’ombres, ses couloirs, ses escaliers, ses portes mystérieuses, ses éclairages nocturnes, ses parois mouvantes de cour à jardin, crée une atmosphère sournoise, trouble et angoissante, propice aux complots et aux coups bas. La scène tourne à la fantasmagorie grandiose lors de l’enlèvement de Gilda au milieu du brouillard et du tumulte lumineux des faisceaux de torche des ravisseurs. Elle offre aussi un saisissant moment de sobriété poétique et poignante lorsque Gilda, morte, mais debout sur les pointes de ses chaussons, est emportée par sa mère danseuse dans l’obscurité du fond du plateau. Manifestement M Brunel connait la scène et la musique. Il faut le saluer.
On ne sait par quel miracle Rouen a importé dans cette coproduction venue de Nancy et Luxembourg une distribution aussi étincelante que celle que le Théâtre des Arts nous offre aujourd’hui pour 68€ le fauteuil d’orchestre. On y retrouve avec bonheur Pene Pati, notre Samoan préféré, déjà entendu à Paris dans Nemorino et Roméo (et à la TV dans le Moïse et Pharaon d’Aix en Provence). Le rôle du Duc est spécial: il mèle la séduction, le cynisme et la noirceur. Le timbre est solaire, les aigus parfois forcés, le sourire irrésistible, la générosité scénique sans limite, le bonheur de chanter total. Mais peut-il être par les temps qui courent un prédateur sexuel? Il reprend le rôle à Naples dans quelques semaines. A ses côtés, Mlle Rosa Feola campe une Gilda délicieusement paumée, pauvre gosse ne connaissant rien à la vie et au monde, victime facile des prédations du Duc/Directeur de ballet. Elle est Gilda au Met, à Chicago, à Zürich, au Covent Garden. Soprano corsé et ample, loin des colorature légers et fleuris. Son père sur scène est son époux dans la vie. Sergio Vitale prend ici pour la première fois le rôle de Rigoletto où il est fort convainquant dans sa rancoeur, son chagrin de veuf, sa folie de père possessif et éperdu. Son baryton ambré pourrait encore se charger de mordant et de projection qu’on ne s’en plaindrait pas. Autour de ce beau trio évolue une cohorte d’artistes émérites où l’on distingue la Maddalena chamarrée et grand genre de Katarina Bradić, le Sparafucile noir et inquiétant de Paul Gay et le Monterone dévastateur de Jean-Fernand Setti dont la puissance sonore fait froid dans le dos (on est au troisième rang de l’orchestre).
On a là, en résidence à Rouen, le choeur Accentus et c’est tout dire. Seuls les hommes officient ce soir pour se faire agonir d’injures par le bouffon ("Cortigiani! Vil razza, dannata…!"). En fosse l’orchestre maison nous déverse sous la baguette molto vivace de M. Ben Glassberg un flux sonore tempétueux, véhément et prenant mais comme la musique est de M. Verdi on ne saurait s’en plaindre. On ne dira jamais assez la qualité, l’engagement et le professionnalisme des musiciens de nos orchestres territoriaux, que ce soit ici à Rouen ou ailleurs où on les a entendus, à Marseille, à Lille, Toulouse, Strasbourg, Lyon, Angers…
Et, par dessus tout, évidemment, ces salles à taille humaine, où l’acoustique est naturelle et sans artifice, où les voix parviennent jusqu’à nous dans leur plénitude, où les instruments chantent à l’unisson et sans trafiquage, loin des hangars à 200€ le fauteuil d’orchestre dopés au miracle électronique du sound enhancement system./.
Don Carlo - Opéra de Marseille - 8 juin 2022
Donc c’est possible: un Don Carlo en italien (version Milan 1884), sans l’acte de Fontainebleau, en costumes (=Katia Duflot=), non revisité, respectueux, sans stars du box office, à 69€ le fauteuil d’orchestre,´peut remplir une salle, vous procurer bonheur, émotion, réflexion et vous convaincre que cet opéra, dans la version revue par Verdi lui même, est un immense chef d’oeuvre, d’une actualité saisissante, bien plus grand que les grotesques productions petites bourgeoises en costumes cravates et sans souffle de Warlikowski (Paris 2017) ou de Himmelmann (Berlin 2007) ne vous le diront jamais.
La production de =Charles Roubaud= (2017, coprod avec Bordeaux), avec ses lourds panneaux mobiles, éclairés de projections sobres mais éloquentes, réussit le tour de force d’être à la fois simple, juste, sombre, élégante et spectaculaire (les feuillages nocturnes du Jardin de la Reine, les voutes de la cathédrale d’Atocha, la prison de Carlo). On est ici dans la rigidité et l’enfermement. Les dérives, les rébellions y sont écrasées dans le sang. Même les massifs de lauriers du Jardin de la Reine sont emprisonnés entre des grilles dorées. Les conflits de la cour des Habsbourg-Valois s’y trouvent exacerbés mais il y a surtout le grand souffle des affres du pouvoir, les tourments des autocrates sanguinaires ("Col sangue sol potei la pace aver del mondo"), leur soumission au pouvoir religieux, la tragédie des Flandres réduites en cendres ("La morte in questa man ha un avvenir fecondo", la mort a dans ma main un avenir fécond). Un texte, venu de Schiller à travers Méry et du Locle, puis Nuitter, dense et profond, qui parle aujourd’hui plus fort que jamais.
L’un des bonheurs du spectacle, c’est l’acoustique de la salle de Marseille (rebâtie en 1924 après l’incendie de 1919, 1850 places), immédiate, naturelle, chaleureuse, non dégradée, sans artifice, à mille lieux des arrangements électroniques en cours dans nos grands halls internationaux au format disproportionné. Ici dès les premiers accords de bassons du cloitre de San Justo on est saisi par la plénitude du son qui monte de la fosse. Le chef bien nommé, M. =Arrivabeni=, n’a pas les honneurs des podiums internationaux mais avec sa crinière argentée on sent bien qu’il connait son métier sur le bout des doigts et qu’il pourrait en remontrer à beaucoup dans l’aristocratie des conducteurs. Sous sa férule, l’orchestre de Marseille résonne d’accents sombres et éclatants, les choeurs sont d’un ardent engagement, d’une fibre méditerranéenne faite pour le chant verdien.
Du septuor vocal qui domine la scène, seule =Varduhi Abrahamyan= nous est connue. Elle a chanté souvent à la Bastille où on l’a entendue dans la Pauline de La Dame de Pique, l’Olga d’Eugène Onegin et la Preciozilla de la Force du Destin. Là elle est une Eboli arrogante, dominatrice, sans bandeau sur l’oeil, qui ne s’effondrera que devant la Reine pour avouer sa traitrise avant de reprendre aussitôt ses esprits pour tenter de sauver l’Infant emprisonné. Elle recevra au rideau une salve d’applaudissements et une énorme gerbe de fleurs lancée par un admirateur au dessus de la fosse. La reine, c’est le jeune =Chiara Isotton= et c’est nous dit-on une prise de rôle: grande voix dramatique, timbre de miel, ligne de chant parfaite, tenue en scène digne d’une princesse Valois, que ce soit dans l’affliction, l’autorité ou la compassion.
L’infant est un grand gaillard, emporté, sanguin, plus vindicatif que désespéré. C’est =Marcelo Puente= et il nous vient d’Argentine avec son ténor bien campé où on aurait aimé trouver parfois quelque finesse et quelque subtilité. Son Rodrigo est l’émouvant =Jérôme Boutillier=, dont l’ample baryton nous inonde d’humanité et de compassion, là où autour de lui ne règnent que l’amertume, la jalousie, le mépris et la cruauté. Sa confrontation avec l’Empereur est un des sommets de la soirée.
Les trois basses sont admirables (comme dans Boris, les opéras sur les affres du pouvoir appellent des basses). Le Filippo de =Nicolas Courjal=, long, émacié, rigide est l’exact portrait de l’empereur tel que Pantoja de la Cruz nous l’a laissé. La voix est autoritaire et comminatoire, mais elle sait aussi exprimer le doute et les vacillements. Le sommet de l’ouvrage est le duo choc avec l’Inquisiteur. =Simon Lin=, de blanc vêtu, y est spectral mais la voix est inflexible et reptilienne. Il fait penser à l’horrible Kyrill, patriarche de Moscou. Le Fratre/Imperator qui ouvre l’ouvrage et qui le clôt a la voix de bronze de =Greg Belobo=, chanteur noir camerounais, habitué des grands rôles de basse du répertoire, de Sarastro à Ramfis, qui apparait là, dans la nuit de San Justo, prostré au pied de la lumière d’une grande croix dorée.
Gros enthousiasme de la salle surchauffée. Au final, on est bien obligé d’admettre la supériorité de la version italienne imposée par Verdi, incisive, percutante, sur la version française, languissante, affectée, voulue par M. Emile Perrin, directeur de la salle Le Pelletier./.
Ariane et Barbe Bleue - Nancy - 1er février 2021
Le refus de la délivrance
Composé et créé bien avant l’oeuvre de Bartok (1918), l’opéra de Dukas (1907) en est pourtant la suite. Ariane, échappée du labyrinthe crétois et experte des dédales, débarque avec sa nourrice chez le duc (absent des lieux mais dont elle a le trousseau de clés) pour délivrer ses prisonnières qui finalement refuseront le monde extérieur et préfèreront le confort de la claustration. L’oeuvre n’est pas facile à monter: il faut un orchestre qui tienne le coup, un soprano hors norme, une réalisation qui sans tomber dans le sentimentalisme fin de siècle soit éclairante sans trahir les intentions de Maeterlinck et Dukas. L’opéra de Nancy qu’on découvre pour la circonstance relève magnifiquement le dėfi dans sa belle salle rouge, or et blanche à la jauge idéale (mille sièges).
On est absolument épaté par la qualité de l’orchestre maison, déployé jusque dans les loges latérales où harpes et percussions ont trouvé place et par son chef le québécois Jean-Marie Zeitouni qui tient en main avec fermeté et grâce la fosse, la scène, les coulisses du choeur, dans une alternance incessante et sans défaut de luxuriances, véhémences, languissements sonores qui font le prix de la partition de Dukas. On l’a déjà entendue deux fois, au théâtre des Champs Elysées (1983) où l’attendue Jessye Norman s’est finalement défilée, et à Dijon (2012) où Jeanne-Michèle Charbonnet était Ariane. L’oeuvre, c’est certain, d’un impressionnisme non dénué des niaiseries vieillies du livret de Maurice M. (le sourire de la mer…), n’a pas la force brute du Barbe Bleue de Bartok, concentré de noirceurs, d’angoisses et d’effroi, annonçant les horreurs du siècle. Mais elle impressionne par son grand style symphonique et par son sujet néo féministe dont la résonance contemporaine est incontestable.
L’Ariane de Catherine Hunold est magnifique: infatigable, omni présente, souffle généreux et inépuisable, elle rayonne d’un soprano lumineux et d’un timbre argenté et éclatant qui sait aussi plonger dans les profondeurs de la tessiture. On est saisi par la clarté naturelle de l’élocution, sans laquelle le chant français perd tout charme mais dont tant de chanteuses françaises d’aujourd’hui ont perdu la technique. Son apparition sur le praticable du décor, robe lamée scintillante, manteau de fourrure blanche sur les épaules, chevelure blonde opulente, c’est Erda dans le Rheingold de Castorf à Bayreuth et la Brunnhilde du Crépuscule. Autour d’elle, la belle Nourrice d’Anaik Morel déploie un contralto intense et chaleureux et les quatre prisonnières (Alladine est muette) sont d’une présence vocale saisissante (fulgurante Sélysette d’Héloise Mas, chantantes Ygraine de Clara Guillon, Mélisande de Samantha Louis-Jean, Bélangère de Tamara Bounazou). Vincent Le Texier, duc transformé en Harvey Weinstein golfeur, n’a que quatre répliques à chanter au I mais il est bien présent et se laisse malmené avec conviction au III. Les quatre paysans sortis du choeur, l’un avec le bonnet de fourrure à cornes de bison de l’insurgé du Capitole, chantent avec fougue au bord du balcon.
La production de Mikaël Serre, homme venu du théâtre allemand, est très habile. On est donc chez Harvey Weinstein dans sa villa nocturne californienne (il y a des palmiers). Longue séquence video (totalement copiée du Tannhäuser de Kratzer à Bayreuth) montrant la voiture d’Ariane et sa nourrice roulant vers le château à travers une sombre et dense forêt. La villa est un haut dispositif à plate forme tournoyante avec escaliers, néons et passages dissimulés, comme dans le décor de Denić pour la Walkyrie castorfienne. Les 5 prisonnières sont des starlettes qui s’essaient poussivement à la vidéo dans leur studio du rez de chaussée. Elles se filment en Diane, Jeanne d’Arc, Marianne, Louise Michel, suffragettes ou Greta Thunberg mais ça ne donne rien. Elles rédigent des slogans grotesques (La révolution ne s’est pas faite en un jour) sans cesser d’être touchantes et ridicules. Ariane n’y peut rien. La scène la plus réussie c’est la longue séquence musicale de l’assaut contre le duc des paysans, camisole blanche et masques de clowns comme dans Orange Mécanique, dans un déferlement de vidéos brutales et des hurlements d’effroi ininterrompu des 6 femmes chantantes. A trois voix près on se croirait dans la chevauchée des Walkyries. Le constat final n’est guère féministe. Ariane aura eu beau tout tenter, les prisonnières resteront attachées à leur geôlier. "Adieu mes soeurs, soyez heureuses".
La petite fille dans le public avec son ours en peluche croyant découvrir ce soir un conte de Perrault aura t’elle pris la mesure de son émancipation?./.
NUITS VERONAISES (NABUCCO, TRAVIATA, TURANDOT, AIDA)
Ce retour à Vérone après 50 ans avait des allures de pèlerinage. On y avait vu alors Le Trouvère avec Leyla Gencer, Carlo Bergonzi, Piero Cappuccilli, avant de passer la nuit, sans argent, entre les rails de la gare de triage, puis de repartir vers la France en auto-stop…
Mais aux Arènes, la seule chose qui ait changé ce sont les contraintes anti-Covid, draconiennes: passe sanitaire, pièce d’identité, contrôle de température, masque FFP2, jauge en damier réduite de moitié (9000 spectateurs au lieu de 16000). Il y a une pléthore de jeunes assistants qui sont là partout pour vous aiguiller dans la bonne file, vers la bonne porte, vers la bonne place et qui deviennent ensuite entre les travées des vendeurs de programmes, de coussins, puis de couvertures quand la nuit commence à fraichir. Le public est incroyablement disparate: des touristes, des étrangers, russes, allemands, français en T shirt, jeans et baskets. Des locaux superbement élégants qui défilent comme à l’ouverture de la Mostra de Venise, en robe longue, smokings ou costumes sombres et portent des masques à paillettes ou de couleur assortis à leur tenue. On transporte des Spritz, des flûtes de champagnes ou des bières, selon ses goûts. Ambiance de fête, de bonheur, d’excitation.
Le rituel immuable n’a rien à envier à celui de Bayreuth. Il y a d’abord la frappeuse de gong qui se présente au milieu de la scène pour faire vibrer son instrument et frapper un, puis deux, puis trois coups dans le quart d’heure qui précède le début de la représentation ou la fin des entractes. Il y a maintes annonces au micro, en italien, allemand et anglais, mais pas en français pour vous informer des règles de base. Puis la nuit étant tombée à 20h45, les projecteurs qui éclairent l’enceinte (150m sur 130m, 32 m de hauteur de gradins) s’éteignent. Dans les gradins s’illuminent les petites bougies qu’on a données aux spectateurs: c’est la cérémonie des "candele primo dello spectacolo", inaugurée en 1913 en hommage au centenaire de Verdi. Le chef fait son apparition coté Jardin dans un halo de projecteur. Un appariteur lui ouvre la voie pour le conduire jusqu’au pupitre sous les applaudissements du public. Le silence s’installe. Vénus scintille au dessus de la scène dans la nuit italienne, prête à parcourir son trajet nocturne d’Est en Ouest au dessus de nos têtes. La magie est palpable.
Ce qui frappe immédiatement dès les premières notes, c’est la qualité du son qui monte de la fosse, sa beauté, son moelleux, sa fusion, sa grâce italienne, son unité, son impact acoustique. Le moindre solo de flûte résonne dans l’arène avec une présence étonnante. Les arpèges des harpes se font entendre avec une clarté lumineuse. Cet orchestre (maison) est immense et splendide (5 contrebasses pour Nabucco). Il s’étend dans une fosse hors norme de 60 m de long et on se demande comment les chefs (Oren et Ciampa) peuvent maitriser des troupes reparties dans un espace aussi vaste, sans parler des choeurs étagés pour raison covid sur les gradins, côté jardin et aussi parfois côté cour (Turandot) sur une amplitude d’une centaine de mètres. L’acoustique des lieux est un mystère. Il n’y a pas comme à Orange ou Herodes Atticus de mur pour renvoyer les voix et le son. Le seul plafond visible est la profondeur de la nuit parfois agitée par le vol d’un long courrier en haute altitude. La technologie du sound enhancement system doit y ètre pour quelque chose, comme au Met, comme à Bastille, comme à Salzburg (Felsenreitschule). Ici l’effet est parfait.
Placé à quatre places différentes pour ces quatre spectacles, on peut ressentir que le son circule dans l’Arène le long des rangées de gradins qui agissent comme des glissières sonores produisant parfois des effets magnifiques, comme dans la scène du Temple de Phta dans Aida où la prêtresse intervient du haut des gradins parmi les choeurs ou dans Turandot où le choeur se dédouble à cour et jardin pour produire des envolées sonores stéréophoniques formidables. Le choeur est lui aussi impressionnant. Etagé en toges sombres sur toute la hauteur des gradins, il n’est jamais en décalage avec l’orchestre et les solistes. Ses attaques sont d’une précision fulgurante. L’illusion du mixage avec la scène où évoluent à leur place des figurants masqués est impeccable. Le professionnalisme et l’exigence artistique se ressentent ici partout. Malgré son côté populaire (les places dans le haut des gradins sont à 28€) Vérone n’est pas une foire musicale pour touristes curieux, c’est à l’évidence un haut lieu du chant lyrique depuis 1913 (c’est la 98è saison et le 150è anniversaire de la création d’Aida en 1871). Ce n’est pas un hasard si l’affaire lancée en 1913 par Zenatello et Serafin marche à fond depuis près de 120 ans, si elle attire les plus grandes voix et si les spectacles de ces derniers soirs (sauf Nabucco) sont "sold out" depuis des jours….
L’orchestre, le choeur, la beauté du lieu, la douceur du plein air seraient déjà des atouts suffisants pour garantir le succès du festival des Arènes mais évidemment il y a plus encore avec des productions hors norme et des talents vocaux hors du commun. Le médiocre ici n’a pas sa place.
Des quatre spectacles qu’on a vus ici, Nabucco (1er septembre) est à part. La production nocturne et oppressante du français Arnaud Bernard, peu connu en France mais très actif en Russie et en Italie, qui a remplacé la production "Risorgimento" précédente, mise sur la noirceur, la grisaille, le cauchemar. Elle ne fait pas l’unanimité. C’est un Nabucco troisième Reich et Shoah qui ne fait pas dans la dentelle. On a droit à tout: profusion de soldats SS, juifs à valise, barbelés, maltraitances, brutalités diverses, vision des corps nus qu’on envoie au four crématoire dans un camp grillagé et sinistre qui pourrait être Auschwitz. On est à mille lieux des ors et des jardins de Babylone. Nabucco, c’est le formidable Amartuvshin Enkhbat (Carlo Quinto dans l’Ernani du TCE) ici avec la casquette, le manteau en cuir et les galons de Göring. C’est pour lui qu’on s’est décidé à venir à Vérone. Son Dio di Giuda est poignant et ses confrontations avec Abigaille d’autant plus monumentales qu’Abigaille est Anna Pirozzi (déjà à Salzburg avec Muti), projection insolente, aigus dominateurs, port de guerrière. Elle enflamme la scène et l’Arène dès qu’elle surgit. On aimerait l’entendre à Bastille en lieu et place des stars aseptisées qu’on nous sert à longueur d’année. Le "Va pensiero" murmuré comme une plainte depuis les gradins latéraux produit un effet saisissant et sera bissé à la demande générale. C’est l’hymne officieux du peuple italien et l’entendre ici est un moment qui ne ressemble à rien d’autre.
Les trois autres spectacles, Traviata le 2, Turandot le 3, Aida le 4, sont d’une veine toute différente: retour à la couleur, à la pompe, au raffinement, au luxe, aux effets babyloniens. D’ailleurs ils sont complets depuis des jours, ce qui montre bien pourquoi le public vient à Vérone et ce qu’il veut y trouver. Il semble que ces trois productions soient le remontage des mises en scène anciennes de Zeffirelli, dont le nom reste inscrit au programme et dont on devine l’esthétique irréprochable dans le déploiement des foules, la beauté des costumes, l’assortiment des teintes, la splendeur des visions scéniques. Mais ce sont des mises en scène revisitées, notamment par l’introduction de vidéos cinémascope en "Mapping", procédé aussi spectaculaire qu’envahissant, déjà adopté à outrance par Orange sur le mur d’Auguste. Seule subsistent des grandes architectures autrefois montées par grue sur les gradins une tribune centrale avec ses gigantesques descentes d’escalier et un fond de scène qui sert d’écran démesuré pour devenir au gré des projections la Cité Interdite, les alignements de Louxor, le Paris de Violetta. C’est très bien fait et d’un effet bluffant mais d’une facilité qui fait parfois regretter les structures monumentales d’autrefois. Difficile cependant de faire la fine bouche. Le Pékin de Turandot est d’une beauté à couper le souffle qui surpasse encore la Turandot de Zeffirelli au Met. L’Egypte d’Aida, de la scène de Phta, celle du Nil et celle de la tombe, fait succéder des images d’une puissance ensorcelante. La vision finale des juges en robe blanche dispersés au dessus de la tombe dans l’envolée interminable et bleutée des gradins d’arrière scène restera inoubliable.
Les chanteurs sont des artistes qu’on connait parfois déjà. La Turandot de Pankratova commence "In Questa Regia" avec un vrai tract de débutante, plutôt émouvant, avant de s’affirmer en princesse autoritaire puis soumise. L’Amonasro d’Ambrogio Maestri brûle les planches avec une présence et une maestria consommée. Le Giorgio Germont de Simone Piazzola, le Grand Prêtre de Michele Pertusi sont épatants. L’Amneris de Semenchuk fait toujours grand effet. Les trois mandarins Ping, Pong, Pung sont d’une réjouissante sonorité. Mais il y a aussi des nouveaux qu’on découvre ici avec ravissement: L’extraordinaire Traviata de Zuzana Marková avec ses colorature éblouissantes, son physique de mannequin et son art surnaturel de s’effondrer en scène, l’Aida diaphane de Maria Teresa Leva avec ses aigus si suaves et extatiques dans l’Air du Nil, le Calaf magnifique du jeune ténor turc Murat Karahan qui devra bisser à la demande de l’Arène en délire son Nessun Dorma naturellement glorieux et solaire. Il y a aussi en la personne de Ruth Iniesta une Liu lumineuse dont le soprano radieux parvient jusqu’à nous presque dans son intégrité au fond de l’Arène.
Après un an et demi d’assignation à résidence, de disette musicale, vaguement agrémentée de retransmissions vidéo ou radiophoniques, cette plongée en direct dans la fournaise bouillonnante du chant italien fait l’effet d’un miracle, décuplé par la beauté du lieu, la grandeur des productions, la douceur de la nuit, la suavité italienne, le souvenir de Callas qui a chanté ici 25 fois entre 1947 et 1954. Le sentiment d’euphorie aura rarement été aussi grand./.
Nuits étretaises (15 et 16 juillet 2021): le flamboiement était dans l’église et pas dans les Enfers.
Le Festival Offenbach d’Etretat a pu profiter de l’annonce du déconfinement en mai pour mettre sur pied dans l’urgence une courte saison 2021. On passera par charité sur le triste Orphée aux Enfers donné le 15 juillet dans le jardin du Clos Lupin. L’engagement, l’enthousiasme et le courage d’Aurélie Becuwe et sa troupe "Brin de Folie" ne sont pas en cause. Mais pour Offenbach il faut des voix, des acteurs, des tempéraments, du rythme, de l’entregent, un sens du théâtre, un art de la déclamation et de la scène. Or il n’y avait rien de tout cela l’autre jour devant le public nombreux qui, après l’épatant Tulipatan d’Yves Coudray l’an dernier, attendait certainement autre chose qu’une sympathique et morne prestation d’amateurs. Il leur faudra encore travailler longtemps et beaucoup pour ne pas être indignes de notre Mozart des Champs Elysées et ne pas confondre Morphée et Orphée. On les encourage à progresser et à aller de l’avant.
Le niveau était évidemment tout autre le lendemain à l’église Notre Dame pour le très beau récital de Natalie Dessay et Philippe Cassard. Sous la nef ancestrale du XIè siècle, notre diva apparait d’une blondeur resplendissante, habillée d’une robe noire au décolleté parfait, brillants aux oreilles et au poignet, prête pour un scintillement non stop d’une heure et demie. Elle dit son émotion de retrouver ici pour la première fois depuis un an et demi une salle pleine. Et en effet les travées sont pleines à craquer sans la moindre distanciation sociale, ce qui fait un instant douter du respect des consignes sanitaires dans la jauge volumineuse de cette église. Puis elle explique le sens de son récital "Voix de femmes": des compositrices (Clara Schumann, Alma Mahler), des poétesses (Louise de Vilmorin), des héroïnes mises en musique (La Dame de Monte Carlo, Chimène, Marguerite, Mélisande, l’Idamante revisité et féminisé pour Nancy Storace de Ch’io mi scordi di te). Ce qui impressionne le plus chez Mlle Dessay, outre ses moyens vocaux qui sont intacts (pourquoi a-t-elle quitté la scène en 2013?), c’est son incroyable facilité d’interprète pour prendre possession, investir, incarner des univers aussi différents et contrastés que ceux de Mozart, Alma Mahler, Massenet, Debussy ou Poulenc.
Tandis que la voix d’une admirable ductilité se plie aux exigences de partitions si diverses, alternant les aigus pianissimo (Alma Mahler) avec les éclats enjoués (Poulenc, Gounod) ou dramatiques et désespérés (Mozart, Massenet), l’interprète est toujours là pour restituer dans les gestes, le timbre, la couleur des sons, la vérité profondément humaine des personnages qu’elle parvient à incarner dans le temps si court de la mélodie ou de l’air. On regrette un peu compte tenu de la nature de son récital qu’elle n’ait pas choisi de nous donner aussi quelques mélodies de la grande Pauline Viardot dont on célèbre en ce moment le bicentenaire de la naissance (18 Juillet 1821). Et on est un peu frustré qu’elle ait fait sauter de son programme cette Mort d’Isolde où on aurait été tellement curieux de l’entendre. Elle nous donne à la place l’Air des Bijoux qu’elle aurait été, avoue-t-elle, incapable de chanter sur scène, de même que l’air de Chimène ("Pleurez mes yeux") où pourtant elle se montre exceptionnelle d’émotion, de retenue, de tristesse, chacune de ses notes chargée d’authenticité, de sincérité et de profondeur. Le public ne résiste pas et l’acclame d’une longue ovation debout.
A ses côtés, Philippe Cassard, pianiste accompli, est son parfait complice. Le piano de concert (Steinway?) parait parfois un peu sonore dans la réverbération de la tour lanterne et des voutes romanes. L’artiste nous gratifie en guise d’intermède de l’émouvante romance 21 en la mineur composée en hommage à Brahms par Clara Schumann en 1853.
Après son triomphe, Mlle Dessay nous accordera deux bis: une mélodie anglaise dont on a perdu l’auteur ("I would like to be there"), puis un extrait de Pelléas ("Mes longs cheveux…"). Elle reçoit un bouquet, ce qui montre qu’on est moins pingre à Etretat qu’au Théâtre des Champs Elysées.
Aux Enfers du Clos Lupin, Orphée a cruellement manqué de flammes. Mais sous les voutes de l’Eglise Notre Dame, Natalie Dessay et Philippe Cassard ont illuminé la soirėe d’une éblouissante constellation vocale et sonore et déversé sur le public la magie d’un moment de bonheur radieux. La musique était vraiment là./.