OMBRA MAI FU Opéras et musique 

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Bayreuth Expérience

Retour à Bayreuth - Parsifal, 99 - Tannhäuser, 100 (28 et 29 août 2023)

Retour à Bayreuth - Parsifal (27 août 2023, 99ème) et Tannhäuser (28 août 2023, 💯ème).

Certes le périple vers Bayreuth depuis la côte normande est rude (4 trains plus un bus, 12h de trajet). Mais pour une narcose sonore sans égale on se sent prêt à tout. On va voir le nouveau Parsifal monté par M Jay Sheib, et revoir le Tannhäuser de M Kratzer, déjà vu deux fois, qui sera notre 100ème représentation au Théâtre des Fêtes. Deux novices officient invisibles dans l’abîme mystique pour une célébration acoustique inouïe. On a M Pablo Heras-Casado pour Parsifal et Mme Natalie Stutzmann pour Tannhäuser. 

Le premier accord qui à 16h monte de la fosse pour ce Parsifal du 27 août vous enveloppe aussitôt d’un charme mortifère, vous transperce et vous broie. On sait aussitôt que ce sera grand. Nobles tempi, lents et solennels, mais nourris de substance, d’humanité, de compassion, d’amour. Choeurs glorieux et sans équivalent lorsqu’ils retentissent dans la boite magique du Festspielhaus. Et le lendemain, même frisson sacré quand Mme Stutzmann fait résonner le thème le plus sublime de l’ouverture de Tannhäuser (version Dresde) au moment même où l’image de la Wartburg s’élève devant nous dans la splendeur du soleil couchant sur la Thuringe. De l’altercation venimeuse du 1er acte, au cérémonial déjanté du 2ème, jusqu’à la désolation du 3ème, Mme Stutzmann, deuxième femme et première Française à diriger à Bayreuth, épouse avec bonheur et autorité la courbe versatile des tribulations d’Heinrich, Elisabeth et Venus. Les deux chefs, adoubés par le public, seront salués au rideau par de formidables ovations.

- La production de Parsifal par M Jay Sheib, américain, est nouvelle. Elle se laisse apprécier sans les lunettes électroniques qui se sont avérées un fiasco ruineux  sans valeur artistique et ont déclenché un début de crise budgétaire dans la gestion du Festival. C’est un Parsifal écolo. On est dans la protection de la planète et la dénonciation de l’exploitation de ses richesses minières. Monde empoisonné, terre aride sans un brin de végétation, humanité agonisante, en fin de vie. La première image qui se découvre fait froid dans le dos: ciel noirâtre, enfumé par les cheminées d’usine, parcouru de nuées sinistres. Il y a sur la scène un immense et énigmatique monolithe style 2001 Odyssée de l’Espace et une nappe d’eau sulfureuse où entreront d’abord Amfortas au I (Derek Welton, le Klingsor de Laufenberg), Kundry au II, Parsifal au III. Beaux éclairages qui derrière l’esthétique magnifique et grand genre suggèrent un monde irrespirable et asphyxié par les vapeurs de souffre, de fer, ou de cuivre échappées du solfatare toxique. Le Graal est un bloc de cobalt bleu que Parsifal in fine brisera en mille morceaux sans qu’on sache très bien en quoi ce geste destructeur pourra régénérer ce monde perdu. Il y a aussi lors des scènes du Graal un immense soleil électrique qui s’élève des profondeurs méphitiques pour illuminer de couleurs variėes l’humanité en train de crever. Kundry l’ambivalente a sur scène une doublure, muette et omniprésente. Elle est double elle même avec d’un côté la chevelure noire de l’ensorceleuse et de l’autre blanche de la sainte. Le jardin de Klingsor (formidable Jordan Shanahan, natif d’Hawai) est d’une exubérance multicolore réjouissante, lui, casque de Minotaure et chaussures à talon, et les Filles Fleurs (où figure la française Camille Schnoor), roses, blondes et seins nus comme des poupées Barbie. Gosiers de braise et duo incandescent entre la Kundry de Gubanova et le Parsifal de Schager (qui chantait Siegfried la veille!). L’acte III est hélas un poil en deçà, gâché par la présence sur scène d’une énorme excavatrice rouillée et hors service et par une régie assez statique et plate autour des eaux verdâtres du lac empoisonné. L’Enchantement du Vendredi Saint se limite à la présentation d’un bouquet de lys en matière plastique que Kundry numéro II vient déposer benoitement au bord du lac suspect. Les cloches de l’appel du Graal ne produisent pas plus qu’un tintement anémique. Le Gurnemanz de Zeppenfeld est indéboulonnable. Il a troqué le look de l’Abbé Pierre du Parsifal de Laufenberg pour celui d’un chef de chantier un peu hippie sur les bords, On l’avait entendu pour la première fois dans le rôle en 2012 à Lyon dans le Parsifal de Girard. Titurel impérial et comminatoire de M Tobias Kehrer.

- Le Tannhäuser du lendemain 29 août revêtait un caractère historique. C’était  notre 100ème représentation au Théâtre des Fêtes (champagne à l’entracte et rencontre au sommet avec des Twittos français mélomanes avertis)! Et une des productions récentes les plus réussies du Festival avec le Ring de Castorf. C’est bien simple: Il n’existe nulle part ailleurs dans le monde un Tannhäuser aussi exubérant, décapant, euphorisant, poignant et juste que celui de Tobias Kratzer à Bayreuth. Le télescopage entre les anarchistes déclassés du Venusberg et les bcbg de la Wartburg va droit dans le mille et il nous est montré avec une imagination réjouissante. Ce soir, comme l’an dernier et comme en 2019 le triomphe est total. Le public est en joie, il en redemande et les rappels au rideau sont interminables. Il faut dire que tout dans cette production sulfureuse, déjantée puis désespérée sert le livret, la musique, le sens de l’ouvrage wagnérien, ici portés à un rare degré d’ébullition.

Quatuor vocal de grande classe. KF Vogt ne fait pas oublier Stephen Gould, ni Elisabeth Teige Lise Davidsen. Lui, inoubliable Lohengrin, désormais aux prises avec les rôles wagnériens les plus lourds, aujourd’hui Tannhäuser vaillant, déterminé, humain et brisé. Elle, port de reine, soprano conquérant, mais vibrato accentué, péniblement maîtrisé. Venus hors norme et sous acide de Mme Gubanova, Kundry la veille, irrésistible d’ardeur, d’obstination et de ténacité. Wolfram suave de Markus Eiche. Et autour d’eux le nain Oskar et un nouveau Gâteau au Chocolat (Kyle Patrick) élégant, gracieux, fastueux. L’irruption de la team Venus (lui en tutu jaune canari) au Festspielhaus en plein tournoi de la Wartburg, sous le regard interloqué du Landgraf (impassible Günther Groissböck) est un grandiose moment de théâtre.

Redescente de la colline sous un ciel nocturne et humide. La fraicheur de la nuit ne parvient pas à calmer les effervescences artistiques que chaque entrée au Théâtre des Fêtes nous a procurées depuis 50 ans. Bayreuth c’est certain est une addiction. Impossible de s’en défaire quand on y a goûté ne serait ce qu’une seule fois. L’envoûtement est définitif./.

Impressions de Bayreuth (Der Ring - Tannhäuser - Holländer. 24/31 août 2022)

Après deux ans d’absence pour cause Covid, on est revenu à Bayreuth pour le nouveau Ring de Valentin Schwarz, mais aussi pour le Holländer de Tcherniakov et le Tannhäuser de Tobias Kratzer (vu en 2019).

Le ===Ring=== vu par Valentin Schwarz a soulevé un maelström de commentaires, le plus souvent hostiles. Quelques lignes directrices s’imposent pour s’y retrouver:

==Une Saga familiale style Netflix==: c’est ainsi que le jeune autrichien (30 ans) a annoncé la couleur et c’est bien ce qu’on a vu sur la scène du Théâtre des Fêtes. Ceux qui ont feint l’outrage et la déception s’étaient manifestement mal renseignés avant de venir à Bayreuth. La vidéo des deux jumeaux (Wotan et Alberich?)  annonce une famille conflictuelle entre les Wälsung et les Nibelung, les nantis et les parias. Milieu à la fois huppé et vulgaire, parvenu et mafieux, style Soprano, fortement inspiré d’un feuilleton allemand à succès, dixit Valentin himself: "Die Geissens" (Eine schrecklich glamouröse Familie!). Chez Castorf c’était les Bas fonds, glauques et sordides, chez Schwarz, c’est du glamour toc, nickel et immaculé. Mais même population de crapules sordides et sans scrupules. Aucune scène d’extérieur sinon la piscine des enfants de l’Or du Rhin et celle, désaffectée, du 3ème acte du Crépuscule.

==Un Ring freudien, miroir impitoyable du monde contemporain==: la production de Schwarz est une boite à double fond. On y évolue dans un univers prétentieux, clinquant et vulgaire, serviteurs, domestiques et soubrettes sont légion au service des clans Wälse et Gibich. Mais derrière ce décor aseptisé il y a une plongée psychanalytique et magistrale dans les profondeurs de l’âme humaine. L’obsession permanente, ici, n’est pas la richesse, la puissance et l’argent, mais la survie, la jeunesse permanente, la régénération, l’hérédité, le renouvellement, la perpétuation, l’innocence peut-être, dans un monde où à l’inverse tout ne cesse de se corrompre, vieillir, se déglinguer, mourir. Quête vaine, impossible, magnifique, désespérée et tragique. Valentin Schwarz est autrichien, pays de "Totem et Tabou", d’"Eros et Thanatos", de "Malaise dans la civilisation" où les tréfonds de l’âme humaine ont été naguère explorés au scalpel. Ce qu’il nous montre derrière l’agitation arrogante des puissants, leur narcissisme, c’est la pulsion impossible de l’Etre Humain, notre névrose primordiale: échapper à la fin, à la mort.

==Un Ring, vision tragique et désespérée de la condition humaine==: l’espoir du monde c’est l’enfance. Sa hantise c’est la mort. l’Or du Rhin, ce sont les enfants de la piscine primordiale, le "Ring" lui même est un garçonnet turbulent et agressif, Tshirt jaune, short bleu et casquette (le futur Tarnhelm) qu’on retrouvera plus tard comme Hagen, revêtu de la même tenue (Albert Dohmen). L’obsession de la jeunesse est ici permanente: le Nibelheim est une garderie d’enfants, le rocher des Walkyries une clinique de chirurgie esthétique, le printemps de Siegmund (K F Vogt) et Sieglinde enceinte (Lise Davidsen) voit apparaître leurs enfants rêvés, blonds, roses et dorés, Siegfried (Andreas Schager) nait à l’acte III de la Walkyrie, Brünnhilde (Daniela Köhler) émerge, reliftée, de son tombeau pyramidal telle une momie à lunettes noires couverte de bandelettes, Siegfried (Stephen Gould) et Brünnhilde (Irene Theorin) ont une fille (Âslaug, première apparition sur la scène de Bayreuth). Elle deviendra le nouveau Ring convoité, arraché et détruit au Crépuscule. Le cycle se referme sur la vidéo modifiée des jumeaux évoluant dans leur liquide amniotique déjà projetée pendant le prélude du Rheingold. L’humanité dans sa grandiose, misérable et lamentable condition.

==Un Ring noir et funèbre==: chez Schwarz, tout ce qui est devenu vieux ou inutile est impitoyablement éliminé et massacré. Funérailles sinistres de Freia (Elisabeth Teige) dans la Walkyrie, morts successives de Siegmund (tué par Wotan), de Hunding (Zeppenfeld), de Fafner (Wilhelm Schwinghammer), vieillard en fin de vie sur son lit d’agonisant, de Mime (Arnold Bezuyen), vieux fou à béquilles, embroché à l’épée, puis étouffé à coups d’oreillers, de Grane (Igor Schwab), serviteur de Brünnhilde, dépecé et décapité au Crépuscule, de Siegfried poignardé entre les épaules, de la petite Âslaug laissée pour compte au bord de la piscine sordide du Crépuscule. La mort et le crime sont montrés ici au grand jour avec une violence cynique.

==Un Ring impitoyable==: Ceux qui survivent ne sont pas épargnés car de Journée en Journée le temps s’acharne sur eux: Wotan (Egils Silins, puis Tomasz Konieczny) en Wanderer n’est plus qu’un vieux beau à cheveux blancs, Albérich (Olafur Sigurdarson) dans Siegfried et Crépuscule a maintenant une longue barbe, les Filles du Rhin de la dernière scène ne peuvent plus se mouvoir, Erda (Okka von der Damerau) devient une loque, Hagen n’a plus aucune force pour frapper le punching ball du gymnase des Gibichung, Mime ne se déplace plus qu’à béquilles, Brünnhilde est devenue une matrone sans grâce. On a rarement vu dans le Ring le temps et le vieillissement faire leur oeuvre avec une telle cruauté. Le public hurle et proteste sans se douter (ou peut-être parce qu’il s’en doute) que c’est un miroir que le metteur en scène lui tend et que ce qu’on voit sur la scène c’est notre monde.

==Un Ring de grand théâtre==: certes comme dans toutes les productions du Ring, il y a ici des hauts et des bas. On a détesté ce Loge (Daniel Kirch) grande folle trémoussante qui en fait trop, ou cette Walkyrie qui trépigne comme une gamine quand Wotan lui enjoint de laisser tomber Siegmund. Mais à côté, que de grandes scènes, frappantes et inoubliables: le Nibelheim garderie d’enfants agités (les marteaux sur les enclumes sont remplacés par les petites cuillères sur les assiettes de la cantine), l’arrivée du printemps chez Hunding, Wotan brandissant à bout de bras un extincteur rouge ("Das Ende! Das Ende!"), l’annonce de la mort à Siegmund devant une Fricka (Christa Mayer), Parque funèbre impassible, croquant ses petits fours, lunettes noires sur le nez, la clinique esthétique des Walkyries, les adieux de Wotan terrassé de douleur, Fricka trinquant seule, une seule bougie allumée dans la pénombre funèbre du plateau, la birthday party préparée par Mime pour Siegfried, l’Ehpad de Fafner, les Nornes cauchemardesques d’Âslaug, son rapt d’une violence inouïe, l’apparition de Waltraute (Christa Mayer) dans les rideaux de la fenêtre agités par la tempête, les Gibichung fantomatiques noirs et sanglants de Hagen, la piscine délabrée et crépusculaire du meurtre final, la petite Âslaug prostrée sur le corps inerte de son père mort. Et tous ces changements de décors à vue (avec Chéreau, c’était rideau baissé). Oui du grand théâtre, un vrai sens de la scène, un professionnalisme exemplaire, pour un Ring qui vise à percuter les consciences. Il faut le saluer.

==Un Ring de mystères==: Schwarz élimine de son Ring à peu près tous les clichés qu’on y attend habituellement. Pas d’or, pas d’arc en ciel, pas de crapaud, pas d’anneau, pas de Nothung, pas d’embrasement de Brünnhilde endormie ni de Walhalla en flammes, pas d’ours chez Mime, pas de dragon à Neidhölle. Mais il les remplace par d’innombrables autres signes, récurrents et insolites. Le plus étrange est une pyramide lumineuse qui s’éclaire aux moments clefs de l’action, qu’on retrouve dans maints éléments du décor (le Walhalla de Wotan, le rocher de Brünnhilde) et que chacun, de génération en génération, semble vénérer et considérer avec dévotion. Est ce l’attribut du clan Wälse? le signe sacré du passage de la mort à la régénération, comme en Egypte? Le destin à l’oeuvre aux moments cruciaux? Il y a aussi ici et là une prolifération de petits chevaux en peluche ou en mini statuettes, tandis que Grane est un figurant à cheveux longs, servant de Brünnhilde (il finira dépecé chez les Gibich). Le dragon n’est pas complètement absent: c’est un grand coloriage d’enfants produit sur une feuille de papier dans la maternelle du Nibelheim, utilisé par Alberich pour sa "transformation". Nothung, d’abord revolver, découvert par Siegmund dans la pyramide lumineuse, devient dans le 1er acte de Siegfried une véritable épée, tirée de la béquille de Mime et effilée avec grands effets d’étincelles dans la cuisine du Nibelung. Il y a aussi un Ring scintillant, manifestement inutile, qui sera tiré de la poche du Fafner grabataire dans son Ehpad et récupéré pour rien par le jeune Hagen. Contrairement à ce qui a été écrit les épisodes du breuvage d’oubli consommé par Siegfried chez les Gibich, puis de son antidote, sont bel et bien montrés.

==Un Ring de bonne facture vocale==: Dans une production aussi ciblée et connotée, la crédibilité des interprètes chanteurs/acteurs apparait comme un point essentiel. On comprend mieux pourquoi, avec le cycle des générations qui se succédent de Journée en Journée, on s’est retrouvé avec plusieurs Wotan (Silins et Konieczny), plusieurs Brünnhilde (Theorin et Köhler), plusieurs Siegfried (Schager et Gould).   Les Nibelung (Alberich, Mime, Hagen) gardent les mêmes interprètes même si l’âge les transforment sous nos yeux. Le Wotan de Silins (dans Rheingold) est un dieu juvénile, en short, au baryton souple et léger auquel il manque l’impact vocal pour la montée finale vers le Walhalla. Konieczny (qui assurera aussi le rôle dans Rheingold l’an prochain) impressionne par le mordant de son chant et sa projection vocale qui fait grand effet dans l’acoustique miraculeuse du Festspielhaus. De même il est difficile de trouver 2 Brünnhilde plus différentes qu’Irene Theorin et Daniela Köhler (Siegfried), la première, peu émouvante en bourgeoise à tailleur,  mais au souffle saisissant dans ses imprécations du Crépuscule, quand la seconde, qui n’est encore qu’une Elsa diaphane, irradie de sveltesse et de souplesse vocale dans sa redécouverte du Jour et du Soleil. Shager qui paraissait s’égosiller lors de la 1ère de Siegfried à la radio est fort convaincant sur scène en jeune Siegfried emporté quand Gould (également Tristan et Tannhäuser) impose dans le Crépuscule un style mature et maîtrisé. Grande Fricka, puis Waltraute (Christa Mayer). Choeur Gibichung saisissant.  Parmi les autres protagonistes, tous excellents avec les nuances d’usage (Teige! Kupfer-Radecky! Bezuyen! Damerau! Dohmen!) on distingue particulièrement l’Alberich formidablement humain, émouvant, spectaculaire d’Olafur Sigurdarson. Est ce lui le personnage principal du Ring?

Cornelius Meister, récupéré au pied levé pour le Ring, une semaine avant la première, ne convainc pas: direction prudente et sans risque, orchestre en retrait, pupitres relâchés, peu de fulgurance et d’éclat. Plus accompagnateur que protagoniste.

Un Ring novateur, exigeant, percutant, à approfondir, souvent stimulant, fort, fouillé, intriguant, très professionnel, allant puiser dans l’oeuvre des aspects inédits, respectueux et justes, conformes à la richesse et à la versatilité d’une partition fascinante et hors norme. Une production qui fait honneur à Bayreuth, à l’Atelier Bayreuth, dans sa mission d’avant garde et de défricheur. Ceux qui ne jurent que par les casques à cornes et les peaux de bêtes peuvent regarder le Ring "Disneyland" du Met ou aller à Vienne pour le Ring maison (Bechtolf) repris chaque année pour sa vacuité tranquille et réconfortante.

Avant le Ring on a revu le 24 août l’étonnant ==Tannhäuser== monté par Tobias Kratzer qui nous avait plongé dans une totale euphorie en 2019. Les ingrédients du succès sont toujours là avec la vidéo grandiose de la Wartburg qui surgit dans le soleil couchant du ciel de Thuringe au moment le plus glorieux de l’ouverture. Le génie de Kratzer est allé droit dans le mille avec une maestria décapante et assumée. Kratzer qui se présentera personnellement aux saluts du rideau final obtiendra d’ailleurs du public une ovation formidable  d’autant plus étonnante que sa production comporte une part essentielle de débordements d’un genre en général sévèrement réprouvé par la salle plutôt guindée et conservatrice de Bayreuth qui est là en pleine extase.

Mais l’intelligence ici est tellement étincelante, drôle et juste qu’il est impossible, même pour l’esprit le plus obtus, de faire la fine bouche. Le Venusberg est le lieu de la dérive placé sous la coupe d’une Vénus (Gubanova) sous acide et en cuir noir conduisant sur les routes de Thuringe une camionnette Citroen en pleine folie, symbole de liberté et de non droit. Autour d’elle une troupe de marginaux, déclassés, sulfureux et touchants: Heinrich, ancienne gloire de Bayreuth reconverti en clown Ronald de McDonald, le tambour Oskar échappé de Gunther Grass et Volker Schlöndorf et le Gateau Chocolat, drag queen délirante angolo-britannique, positive et haute en couleur. 

Depuis 2019 Kratzer, outre l’intégration de la nouvelle Venus, a modifié ses vidéos sur deux points: la visite impromptue à l’usine d’épuration (allusion perfide à la désastreuse production précédente de Baumgarten) a été supprimée et remplacée par une arrivée inattendue à Salzburg en plein festival! Au 2ème acte, l’intrusion de l’équipe vénusienne au Festspielhaus les fait passer devant les portraits des chefs ayant dirigé à Bayreuth: le clin d’oeil appuyé du Gateau Chocolat à Thielemann a été remplacé par l’apposition d’un autocollant en forme de coeur et au couleur de l’Ukraine sur le portrait d’Oksana Lyniv qui dirige le Hollandais. Le sommet du télescopage socio-temporel incongru, explosif, est atteint à l’acte II quand Venus et son équipe déjantée (le Gateau Chocolat en tutu jaune canari) font irruption au milieu d’une représentation grand chic grand genre du tournoi des chanteurs de la Wartburg. L’affaire tourne à la confrontation générale. Katharina appelle la police qui grimpe illico, gyrophares an action, la Siegfried Allee, déboule sur la scène et arrête Heinrich (Nach Rom! Nach Rom!). Acte III de totale déréliction sur un terrain vague où le tambour Oskar partage sa gamelle avec Elisabeth attendant en vain la sortie de prison d’Heinrich.

Le sommet, quand on n’est pas revenu ici depuis 3 ans, c’est la redécouverte ensorcelante du son Bayreuth, magique, unique, incomparable, enivrant, addictif, surnaturel. Qui n’a pas connu cette ivresse sonore ne peut comprendre la magie acoustique de l’abîme mystique, de l’orchestre et du choeur de Bayreuth. C’est Axel Kober qui dirige et manifestement, actif à Bayreuth depuis 2013, il connait toutes les ressources secrètes de la splendeur sonore de cette boite magique qu’est le Théâtre des Fêtes. L’Heinrich de Stephen Gould est encore aujourd’hui, malgré le temps, le plus grand Tannhäuser du moment avec un capital de vaillance, d’endurance, d’humanité inégalé. Gubanova qui a remplacé Zhidkova est une Venus aussi déjantée que sa consoeur. Elle a adopté avec un naturel et une énergie confondante tous les trucs de scène commandés par Kratzer. Markus Eiche est un Wolfram suave et touchant. Le Landgraf de Dohmen, grand Wotan dans le Ring de Dorst, n’atteint pas la noble autorité vocale d’un Milling ou d’un Groissböck. La reine absolue de la soirée c’est Davidsen, Elisabeth glorieuse, dans un registre presque sous dimensionné maintenant pour son soprano royal et écrasant. Son triomphe est immense.

Après 3 ans de frustrations wagnériennes, un retour magistral et magnifique au Festspielhaus.

III/ Entre Walkyrie et Siegfried il y a eu encore le 27 août ce ===Hollandais=== revu et corrigé par Dimitri Tcherniakov selon sa méthode habituelle: quand le sujet de l’ouvrage l’ennuie ou ne l’inspire pas, il en invente un autre de son cru, n’ayant si possible rien à voir avec les préoccupations des auteurs, et il colle le tout sur la musique et le chant. C’est parfois convaincant (Le Trouvère à La Monnaie), parfois grotesque (Carmen à Aix), parfois ennuyeux (Les Troyens à Carthage, Paris). Ici c’est assez bien fait même si ce qu’on nous raconte est une pure invention, sans vraie grandeur et sans contenu significatif: le Hollandais retourne incognito dans son village pour y venger la mort de sa mère, victime de Daland et des villageois du coin. Intrigue pour s’introduire chez Daland et Mary (l’épouse), feindre de s’intéresser à Senta, puis massacre général et incendie final du village honni. Pas de Vaisseau, fantôme encore moins, pas de marin maudit, pas d’histoire d’amour, pas de rédemption. Un simple fait divers, un peu tristounet, sans signification et sans portée. Mais sans atteindre en rien la force des productions de Kupfer et de Claus Guth (les références), c’est plus plaisant à regarder que la terne et grisailleuse production précédente de M. Jan Philipp Gloger que personne ici ne regrettera.

La plus grosse impression nous vient ici de l’abîme mystique du Théâtre des Fêtes d’où surgit dès les premières notes de l’ouverture une averse sonore cinglante et décapante qui nous fait douter avoir là le même orchestre qui officie dans le Ring musicalement brouillon et incertain de Cornelius Meister. Pupitres tranchants comme des scalpels, discipline militaire des attaques, la tempête de la Baltique qu’on cherche un peu en vain sur la scène nous saute à la figure avec un déferlement d’autant plus bienfaisant qu’il règne aujourd’hui sur la colline de Bayreuth des températures caniculaires. Ce peut-il vraiment que ce tsunami sonore et irrésistible ait été déclenché sous la férule d’Oksana Lyniv, petit bout de femme qui viendra saluer au rideau perdue, menue et presqu’imperceptible, au milieu de ses musiciens? On imagine que la situation en Ukraine n’est pas étrangère à l’engagement de l’orchestre derrière sa cheffe native de Brody, aujourd’hui directrice musicale du Teatro Communale de Bologne. Elle recueille, avec son orchestre et le choeur formidable et grandiose de Bayreuth, une ovation méritée au final.

Sur la scène quelques changements notables ont été opérés dans la distribution par rapport à l’an dernier. Lundgren a déclaré forfait à Bayreuth cette année pour des motifs de santé. Il a été remplacé dans le Hollandais par Thomas Johannes Mayer, entendu maintes fois dans ce même rôle à Leipzig, Athènes et ici à Bayreuth. La composition est réussie (crâne rasé, visage blafard, allure ténébreuse). Mais la voix a perdu une part de sa noirceur, de sa superbe et de son impact. La grande déploration ("Die Frist ist um"), d’ailleurs un peu incongrue dans le contexte de l’intrigue nouvelle de Tcherniakov, ne procure guère de grand frisson. Mary (Nadine Weissman, l’Erda de Castorf) le flingue d’un coup de carabine au final. Après Asmik Grigorian, la nouvelle Senta est la norvégienne Elisabeth Teige, Freia et Gutrune dans le Ring, Elisabeth l’an prochain. Soprano insolent, abattage, look de sale gosse qui n’en fait qu’à sa tête, elle en fait presque trop pour un personnage qui devrait émouvoir pour son esprit de sacrifice et d’abnégation. Son Erik est le sonore et impétueux Eric Cutler, déjà rencontré dans le Lohengrin de Py à Bruxelles. Indéboulonnable papa Daland de Zeppenfeld (on peine à l’imaginer ayant eu une liaison tragique avec le mère du Holländer). Steuerman aviné, bien chantant et pilier de bar d’Attilio Glaser.

A l’intérieur du Théâtre des Fêtes, on porte assez majoritairement un masque FFP2, mais ce n’est pas obligatoire, les choeurs sont sur scène, sans masque. Certains musiciens de l’orchestre sont masqués. Aux abords du Théâtre, deux dames charmantes font des affaires en proposant pour 2€ des masques personnalisés par leur soin au profil du Maitre qui connaissent un fort succès (j’en ai pris deux). Les "Amis de Bayreuth" qui portent un billet au sigle de la Gesellschaft entrent sur le côté droit. On ne vérifie pas leur identité contrairement au reste du public qui doit montrer un document correspondant au nom du billet dont ils sont porteurs. Outre les 3 fanfares du balcon annonçant le début ou la reprise du spectacle, il y a aussi des Blauen Mädchen qui se répandent en agitant des clochettes dans les restaurants et bars avoisinants pour annoncer la fin des entractes. Et les jours de pluie, elles distribuent à ceux qui n’en ont pas des parapluies blancs à tâches noires, tout à fait élégants, assortis aux smokings et costumes sombres. Le bureau de poste sur le côté du Théâtre a hélas disparu, le bâtiment ayant été reconstruit dans un style sobre et fonctionnel. Mais on peut toujours y trouver les cartes postales vintage, les enregistrements et livres de référence dont aucun wagnérien ne saurait se passer./.


Chroniques bayreuthiennes (aout 2019)

Chroniques bayreuthiennes (Tannhäuser - Parsifal - Tristan - Meistersinger, 20-25 août 2019)


Arriver à Bayreuth après Salzburg, c'est plonger dans un autre monde, passer de l'effervescence scintillante de la ville de Wolfgang à l'austérité luthérienne de la Bavière du Nord, quitter le clinquant et le grand genre pour l'âpreté et la méditation, abandonner le glamour et la jet set mélomane pour la saucisse grillée et le style des années 50. A Salzburg les centres d'intérêt touristiques ou musicaux sont partout, à Bayreuth tout se concentre sur le seul Théâtre des Fêtes et sa colline boisée avec une exception pour la Villa Wahnfried et la tombe du maitre et de Cosima. Les autres attractions de la capitale franconienne, même classés au patrimoine mondial de l'Unesco (théâtre de la Margräfin) paraissent délaissés. Quand, de surcroit, on arrive sous la pluie, la ville devient déserte et parait rapidement sinistre. L'Opern Café a fermé ses portes, comme la librairie des Margraves et c'est maintenant au tour de la brasserie Weihenstephan de nous annoncer qu'elle cessera toute activité dès septembre. C'est mauvais signe pour la forme prétendue florissante de l'Allemagne.

Mais une fois le soleil revenu, une fois la colline escaladée, une fois parvenu au Théâtre des Fêtes, la grande supériorité de Bayreuth sur Salzburg éclate au grand jour: on y est en pleine nature, les parterres de fleurs sont resplendissants, la chlorophylle triomphe, la voiture (depuis les mesures de sécurité de 2015) y est strictement bannie, contrairement à la salzburgeoise Hofstallgasse empestée du matin au soir par le gaz d'échappement des limousines des banquiers suisses. Et même s'il faut croiser autour du temple wagnérien des accoutrements parfois grotesques, l'atmosphère qui règne là haut est souriante, aimable, épanouie et conviviale, comme il sied, dans les tableaux florentins, à la phalange des heureux élus appelés à pénétrer au paradis avant de s'enivrer de la grâce divine tandis que le commun des mortels est promis aux Enfers.


1/ Le rituel s'ouvre pour nous (21/08) avec ce Tannhäuser qui est la nouvelle production de l'année et dont tout le monde espère qu'elle fera oublier l'immonde et inepte précédente production de M Baumgarten, celle de l'usine de retraitement des déchets (!) que personne n'a pu sauver de l'ennui, pas même M. Thielemann. Mais là, avec Tobias Kratzer qui monte le spectacle, Valeri Gergiev qui dirige, et une équipe d'artistes formidables sur scène, on est dans un tout autre registre et la jubilation immédiate est bientôt à son comble pour ne jamais retomber. Le génie de Kratzer, pas très éloigné de celui de Castorf, consiste à mêler avec une maestria stupéfiante l'incongruité, la cocasserie, la vérité humaine, l'émotion avec une justesse de propos qui ne trahit jamais l'ouvrage de Wagner mais l'illumine et le réinvente de l'intérieur pour le grandir et le révéler encore plus percutant au grand jour. 

Et le grand coup de Kratzer c'est d'avoir fait du Venusberg de Mme Venus, haut lieu de perdition et d'infamie, habituellement représenté de manière guindée et souvent morne, une équipe déjantée, sulfureuse et touchante, lancée à travers les routes de Thuringe en fourgonnette Citroën, conduite par Venus en collant noir (étonnante Elena Zhidkova qui a pris le rôle au pied levé) et embarquant Heinrich en clown Ronald de Mc Do (magnifique, grandiose, infatigable Stephen Gould), le nain Oskar du Tambour de Gunther Grass/Volker Schlöndorf (xxxx) et le formidable travesti noir angolo/british affublé du patronyme de ”Gâteau Chocolat”. Tannhäuser, ex-chanteur de Bayreuth, serrant dans son paquetage la partition de Wagner, a rejoint cette équipe de marginaux déclassés mais aspire à réintégrer le Festspielhaus, surtout après que la fourgonnette a dézingué un malheureux représentant de l'ordre lors d'une tentative de récupération de carburant dans un parking glauque et sinistre. Ayant quitté Venus et ses compagnons hors norme il se retrouve au pied du Théâtre des Fêtes où les pèlerins sont les spectateurs endimanchés et extatiques de Wagner et où l'accueillent le Landgrave (abyssal Stephen Milling) et les chevaliers de la Wartburg qui ne sont autres que les artistes qui s'apprêtent justement à chanter Tannhäuser sur la colline.

Le télescopage entre la troupe dissidente de Venus et les seigneurs de la Wartburg éclate au deuxième acte où on donne sur scène la représentation en costumes et grand genre du tournoi et où on montre au dessus sur large écran la video en noir et blanc de l'intrusion rocambolesque à l'intérieur du théâtre du Venus band qui finit par débouler sur la scène, avec le nain Oskar et le Gateau Chocolat en jaune canari, au grand dam des chevaliers ébahis et devant Elisabeth compatissante (Lise Davidsen, la nouvelle Flagstad, la révélation de Bayreuth). Katharina appelle la police. Leurs voitures à gyrophares grimpent la Siegfried Allee. Les flics armés sont sur la scène pour tenter de rétablir l'ordre. Le scandale est à son comble. Tannhäuser est arrêté (Nach Rom! Nach Rom!).

L'acte 3 est celui de la désolation. Terrain vague, la camionnette Citroën est en ruine. Le nain Oskar est seul. Elisabeth puis Wolfram (touchant et suave Markus Eiche) viennent y attendre la sortie de prison d'Heinrich qui ne revient pas. Désespérée Elisabeth se donne à Wolfram qui a revêtu la perruque et l'accoutrement de clown d'Heinrich. La scène pivote et dévoile un énorme panneau publicitaire: le Gateau Chocolat s'est reconverti dans la promotion des montres de luxe. Heinrich apparait enfin, brisé. C'est trop tard, Elisabeth est morte. Il déchire et brûle la partition de Tannhäuser. Pas de rédemption. Venus tente une dernière offensive. Mais la dernière image c'est celle du rêve impossible et évanoui: Elisabeth et Heinrich au volant de la fourgonnette, ensemble et enfin libres.

Très belle, très convaincante, très humaine, tendre et compatissante direction de Gergiev, acclamé ce soir, hué, semble-t-il d'autres soirs pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la musique. Choeurs, orchestre admirables. Le miracle de Bayreuth dans sa plénitude. Inoubliable.


2/ Le Parsifal du lendemain (22/08), déjà vu deux fois à Bayreuth, est évidemment un cran au dessous. La production de Laufenberg est détestée de la branchitude germano-wagnérienne et par les snobs qui ne jurent que par le second degré. Certes on est ici dans une évidente simplicité, loin des délires hors sol de Schliengensief, Castellucci, Herheim ou Girard. Mais ses 1er et 3ème actes chez ces moines cisterciens en plein désert irakien, sont d'une vérité et d'une humanité touchantes et justes. Le 2ème acte islamo-mauresque avec ces filles fleurs en tchador puis en danseuses du ventre est d'un goût un peu douteux, gâché par l'intrusion incompréhensible d'Amfortas (Ryan Mc Kinny) qui vient assister et participer sans mot dire aux ébats de Parsifal et de Kundry, ce qui constitue, après ce qui lui est arrivé, un contresens majeur. La destruction du jardin de Klingsor est dérisoire avec ces quelques malheureux débris qui tombent des cintres. Il y a heureusement Mlle Pankratova (Elektra à Lyon, Ortrud à Bruxelles) qui nous fait une Kundry opulente peut être inspirée par la beauté sombre et exotique de Judith Gautier (au III, elle devient une sénile babouchka atteinte d'Alzheimer, véhiculée en fauteuil roulant) et un Andreas Schager, Parsifal bien connu (Berlin, Paris et ici) d'un style vaillant et sportif. Gunther Groissbock est un Gurnemanz de grand luxe, beaucoup plus à l'aise ici qu'à Paris l'an dernier. Direction un peu languissante et coincée de M Bychkov, qu'on a connu en meilleure forme dans cette même oeuvre à Vienne et qui n'atteind jamais l'intensité magique de M Haenchen. Mais Parsifal à Bayreuth ne peut jamais se comparer à rien. Le choeur final vous conduit toujours droit dans les limbes.


3/ Le Tristan sado-maso mis en scène par Mlle Wagner (23/08), déja vu deux fois, et dont c'est la dernière année nous fait descendre encore plus bas dans la qualité scénique. Les idées sont là et intéressantes mais leur réalisation est d'un amateurisme consternant: la passion amoureuse n'est pas une extase, c'est une torture et d'ailleurs l'acte II se déroulera tout entier dans une chambre des tortures, sous le regard des hommes de main de Marke qui est au courant de tout depuis le début (dans le bateau labyrinthe qui la conduit vers la Cornouaille, la princesse d'Irlande, telle une vulgaire Carmen, n'a pas cessé de se jeter au cou de Tristan et le philtre ne sert à rien).  Des mâchoires métalliques menacent finalement d'écraser les deux amants qui sont en outre sur le point de se faire étrangler dans des filins en acier. Suavité. Au III Tristan (Stefan Vinke, Leipzig, Bayreuth, Barcelone, lumineux, vaillant mais peu émouvant), bien que poignardé par plusieurs coups de couteau dans le dos, court sur la scène comme un lapin, sujet à des visions qui lui font apparaitre son Isolde à treize reprises dans des triangles bleutés qui ne cessent de s'évanouir et de se déplacer. Mlle Petra Lang a un timbre de lionne blessée, d'une rausticité qui n'est pas sans rappeler Martha Mödl mais qui n'est pas du goût de tout le monde. M. Thielemann dans l'abîme mystique nous délivre un son fiévreux, sombre et mouvementé bien dans le style de la production. C'était ma 90ème représentation au Théâtre des Fêtes.


4/ Ces Maitres Chanteurs montés par Barrie Kosky, vieux de deux ans déjà mais jamais vus (24/08), nous offrent d'abord, sous la battue légère, sémillante et transparente de Philippe Jordan, une introduction brillantissime chez les Wagner à Wahnfried en 1875: il y là Richard, Cosima, Liszt, Hermann Levi, la bonne, les chiens Russ et Molly. Richard est dans un état de fébrilité plus vrai que nature. On comprend que tout ce petit monde dissèque la partition des Maitres. Au moment du cantique à l'Eglise Ste Catherine, tout le monde se met à genoux en prière sauf Levi qui ne sait pas faire son signe de croix, au grand agacement de Wagner et de Liszt. On sent le malaise qui s'installe. Sans qu'on y prenne garde, les hôtes de Wahnfried se transforment les uns et les autres en personnage en costume d'époque: Wagner devient Sachs (grandiose et inoubliable Michael Volle), Liszt devient Pogner (formidable G Groissbock), Levi devient Beckmesser (excellent Martin Gantner, débarqué la veille), Cosima Eva (discrète C Nylund) , la bonne Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) ... Une dizaine de simili Wagner en béret, redingote et pantalon blanc surgissent du piano à queue de Wahnfried dont Walther/Wagner (élégant et radieux KFV) qui réapparaitra ensuite en costume d'époque. L'histoire commence, Wahnfried disparait et on se retrouve sans crier gare en 1945 entre les murs sinistres de la salle du procès de Nuremberg avec les quatre drapeaux alliés. Là on ne rigole plus. La comédie devient sombre, grinçante, parfois choquante, La salle du procés se fait le théâtre des évènements des deuxième et troisième actes sans autre valeur ajoutée que son ombre austère et la menace du jugement de l'Histoire qu'elle fait constamment peser sur Wagner, sur son oeuvre, son antisémitisme, son exploitation et son détournement sous le IIIème Reich. La bacchanale de la St Jean dans les rues de Nuremberg devient un pogrom violent où Beckmesser est assailli et tabassé tandis qu'une baudruche antisémite envahit l'espace. Après le concours de chant (Beckmesser a la bras dans le plâtre), Sachs/Wagner se retrouve isolé et solitaire entre quatre murs pendant sa harangue sur le caractère sacré de l'art allemand. Les Maitres Chanteurs sont-ils une oeuvre antisémite? Nullement. Beckmesser est-il une caricature de l'artiste juif? En aucun cas (le modèle était Edouard Hanslick). Mais il est vrai que les Maitres ont été l'oeuvre phare du IIIè Reich, la seule donnée à Bayreuth pendant la période de guerre. Et aujourd'hui en Allemagne elle en porte les stigmates.

Grande production. Dérangeante. Inconfortable. Problématique. Nécessaire sans doute pour exorciser les Maitres de ses démons allemands. Pourquoi lorsqu'il s'agit d'accuser l'antijudaisme de Wagner va-t-on toujours chercher Beckmesser ou Mime qui n'ont rien de spécifiquement juif et jamais Kundry qui est, elle, une figure authentiquement juive? Mystère./. ombramaifu.simdif.com

Lohengrin - Bayreuth - 10 août 2018
Combat de Lucioles au Rijksmuseum un soir de panne électrique.

On ne comprend pas très bien ce qui a conduit nos musicographes parisiens à faire la fine bouche sur le très beau nouveau Lohengrin de Bayreuth. La production de Neo Rauch, Rosa Loy, artistes reconnus de Leipzig et Yusal Sharon, metteur en scène américano-iranien, noyée dans le bleu de Delft, parfois maculé d'éclats orange (Nassau?) est d'une grande force plastique et d'une séduction visuelle immédiate, admirable et irrésistible. Il faut évidemment accepter le télescopage des styles, façon collage brut, entre l'univers du Rijksmuseum, celui des centrales électriques et celui de Disneyland.
Mais cette production n'est pas seulement d'une grande qualité décorative. Très cohérente et maitrisée elle ouvre des brèches, parfois dérangeantes, sur le sens mystérieux de l'histoire du chevalier au cygne. On est dans un conte inquiétant. Les femmes, Elsa, puis Ortrud, y sont particulièrement maltraitées, réduites l'une après l'autre à l'état de sorcière promise au bûcher. L'arrivée d'Elsa, encordée à ses geôliers, trainée sur l'avant scène comme une victime pantelante, est particulièrement saisissant. Les Brabants (costume sombre à collerette 17e façon Rembrandt ou Van Dyck) sont un peuple d'insectes nocturnes, lucioles ou fourmis volantes, garnis d'ailes, évoluant dans la nuit à la recherche d'une source de lumière. Il y a bien sur scène un gigantesque générateur électrique mais il est manifestement en panne. Il faut attendre l'arrivée de l'envoyé du Graal pour que le courant revienne, que le miracle énergétique s'opère et que la vie paraisse reprendre. Forces ténébreuses à l'oeuvre, Ortrud, Telramund et ses sbires poursuivent leur agitation et attisent la lutte des clans dans une série d'affrontements particulièrement bien rendus au terme desquels Ortrud finira par subir elle aussi le sort d'une victime expiatoire. Le duc de Brabant qui surgit in fine est un homme vert (homme-feuilles) qui provoque un moment de stupéfaction autant sur la scène que dans l'amphithéâtre et qui est censé nous annoncer le renouveau...
Dans sa fosse invisible M Thielemann, qu'on aura donc entendu dans les 10 Wagner à Bayreuth, nous gratifie, avec le choeur admirable d'Eberhard Friedrich, d'une sonorité de haute volée qui rend magnifiquement justice à la magie sonore et aux sortilèges acoustiques du Festspielhaus. Le Maitre vous propulse maintes fois, aussi efficacement que la fusée Ariane, dans des sphères proprement extraterrestres ("Gesegnet soll sie schreiten"). Mais il sait aussi faire surgir les grondements telluriques qui accompagnent le grand duo entre Ortrud et Telramund ou réduire sa voilure à un imperceptible et sobre rayon lumineux pendant le récit du Graal presque murmuré dans l'immobilité et le silence. Du grand style, somptueux, euphorisant, ensorcelant, poignant.
Les artistes réunis pour la production sont de premier ordre, même si la règle prévoit qu'on puisse chipoter çà et là: les basses et barytons sont saisissants (Silins, Zeppenfeld) et presque trop sonores (Konieczny). L'Elsa de Mme Harteros n'a évidemment plus la fraicheur des débuts. Le vibrato est audible, l'acidité gagne le médium. Mais sa composition de femme solitaire, prisonnière et méprisée (y compris par Lohengrin) est prodigieusement réussie et touchante. Le Lohengrin de Piotr Beczala est d'un style impeccable: aigu rayonnant et transparent, assis sur un socle discrètement barytonnant, voix chargée d'un fond de mélancolie et de tristesse qui vous étreint jusqu'au coeur lors des adieux. Un vrai fils du Graal. Personne pour regretter une seule seconde Roberto Alagna ni même mentionner son nom, désormais enseveli dans les oubliettes de Bayreuth. La star de la soirée, c'est Waltraud Meier, entendue ici maintes fois en Kundry, Isolde, Waltraute et qui fait ce soir ses adieux à Ortrud et à Bayreuth. Au 1er acte elle n'a presque rien à chanter mais elle est omniprésente sur scène, surveillant son monde comme une hyène préparant son mauvais coup. Elle brûle les planches et ses éclats vocaux restent impressionnants et grandioses. Une flamme vivante.
Triomphe immense, interminable, 20 mn de rappels frénétiques par un public en délire qui ne cesse de réclamer les levers de rideaux et le retour des artistes. La salle croule sous les cris d'enthousiasme et les roulements de chaussures qui martèlent les gradins en bois. Sur la scène on s'embrasse et on s'autocongratule. L'effusion est générale. On sort pantelant du Festspielhaus dans la nuit bienfaisante et sans lucioles de Bayreuth. 

Bayreuth - Das Rheingold - Castorf/Janowski - 23 août 2017.
La folle Journėe du Golden Motel.


Dans l'épopėe du Ring conduite par Castorf à Bayreuth, l'Or du Rhin n'est pas le début mais la fin de l'histoire: voilà où on en est arrivé et je vais vous raconter comment on est tombé si bas. Un monde sans foi ni loi. Crapules, mafieux, gourgandines à tous les étages. Le Golden Motel de la route 66, c'est notre monde vu par Castorf qui renoue avec les racines bakhouniennes du Ring (conçu par Wagner au moment des barricades de Dresde). C'est une charge anticapitaliste au vitriol d'une effervescence et d'une drôlerie irrésistibles. On se croirait sur le tournage d'une série B américaine avec tout son attirail de vulgarité et d'ailleurs il y a constamment sur scène des caméras qui filment ostensiblement et en direct les dessous et les à coté de l'action comme dans Dallas.
La pyrotechnie castorfienne se déploie dans un style éblouissant et ininterrompu à tous les étages et sur toutes les faces du Motel tournant déglingué conçu par le génial Alexander Deníc (c'est lui qui aurait eu l'idée du fil conducteur sur l'or noir) plongé dans une nuit où tout ne se laisse pas deviner au premier abord. Il aura fallu une 4ème expérience pour déceler vraiment à l'arrière gauche de la piscine un barbecue où Wotan viendra se servir en saucisses qu'il ira refroidir sous le jet de la douche de l'autre coté. Le point central de la scénographie c'est la chambre du Motel où Wotan folâtre avec Freia (Caroline Wenborne) et Fricka (Tanja Ariane Baumgartner) et où tous les protagonistes, y compris les géants, les filles du Rhin et les caméramen, viennent s'entasser à 11 ou 12 dans un capharnaüm grandiose. Le Valhalla c'est une Mercédès 220 SLC décapotable et rutilante que les Filles du Rhin vont s'approprier en volant les clés de Wotan dans le tiroir de sa table de nuit. Le Nibelheim c'est un camping car de prolo qui deviendra le refuge de Mime et Siegfried, puis le toit de Siegfried et Brünnhilde aux allures de Grane.
Deux scènes cultes: l'apparition d'Erda (grandiose Nadine Weissmann, plus rousse que Rita Hayworth) en star échappée de Hollywood, lamé doré sous le renard argenté (la tête de Fricka quand elle débarque dans la chambre); le final sur le rooftop, un moment de détente pour les dieux, Wotan en smoking rose, Freia en corsage rouge (comme Joan Crawford dans Johny Guitar).
Une scène énigmatique: la descente (?) au Nibelheim où Alberich et Mime (Andreas Conrad) apparaissent d'emblée pieds et poings liés si bien qu'on ne comprend pas en quoi une ruse est nécessaire pour maitriser Albérich en crapaud et s'emparer de l'anneau.
Dans la fosse, Janowski qui déteste cette production et a refusé de rencontrer Castorf et ses assistants (chef qui de ce fait se voit méprisé par l'orchestre du festival!) fait profil bas. Orchestre en retrait qui ne cherche en rien à rivaliser avec le feu d'artifice théâtral proposé sur scène. Le chef au rideau est sifflé par une poignėe de mécontents.
Paterson est un bon Wotan mais on regrette le coureur adipeux et libidineux de Wolfgang Koch. Gros succès pour les basses: l'Albérich de Dohmen (Wotan dans la précédente production), le tonitruant Fasolt de Groissbock (Wotan dans le prochain Ring). Beau coup de marteau de Markus Eiche, efficace Donner. Trois filles du Rhin irrésistibles en lolitas stupides, délicieuses et charmantes. Et Patric Seibert muet et infatigable Untermensch: c'est lui qui prend tous les coups.




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