OMBRA MAI FU Opéras et musique 

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Salzburg Highlights 

Elektra dans les gros sabots de Warli (Salzburg - 1er août 2020 - vu sur Arte Concert)


Warli n'a pas réédité à Salzburg avec Elektra le miracle de perversité épurée et inventive dont Castellucci nous avait gratifiés il y a deux ans avec Salome sur cette même scène de la Felsenreitschule. Perdu dans l'immensité de l'espace scénique il concentre l'action sur la moitié cour du public (le monde d'Elektra, autour d'une piscine abreuvoir sur fond de douches alignées devant un mur glauque et cradingue). A gauche du chef, le container/catafalque à roulettes du palais des Atrides, rouge puis noir, où il ne se passe strictement rien. Mais le miracle c'est qu'en dépit du contexte pandémique désastreux, cette Elektra ait pu être montée, qu'elle existe, qu'elle soit montrée au public, même réduit des deux tiers, et qu'elle tienne la route.


Tout commence assez bien dans une lumière orangée et des crissements prolongés de cigales qui nous propulsent en Attique du côté de Mycènes. Puis il faut subir le monologue inédit et interminable de Klytemnestre qui vient revendiquer haut et fort devant un micro le meurtre de son époux Agamemnon et en tirer fierté et gloire. Cette scène parlée, hurlée, n'apporte strictement rien au drame que n'importe quel spectateur cultivé connait parfaitement. Plus tard, on verra apparaître devant les yeux d'Elektra la figure d'Agamemnon traversant la scène en costume cravate mais visage ensanglanté, toujours pour ceux qui n'auraient pas très bien compris l'histoire. Et au moment du meurtre en coulisses de Klytemnestre et d'Egisthe, on ne trouvera rien de mieux que de projeter sur le fond de scène de larges éclaboussures d'hémoglobine puis des nuées de mouches noires (les futures Erynies qui vont s'acharner contre Oreste?), destinées à faire comprendre aux récalcitrants le côté glauque et noire de la situation. La piscine abreuvoir d'Elektra et ses douches (symbole d'une purification impossible?) ne servent pas à grand chose. On vient de temps en temps s'y baigner les pieds. Le spectre du papa mort s'y promènera comme le Christ sur le lac de Tibériade.


Si la production de Warli ne décolle pas, colmatée par une bonne couche d'intentions mal dégrossies, du moins la musique, le chant, l'action scénique, telle que filmée par les caméras de télévision, la transcendent aisément et superbement: l'orchestre de Vienne et Welser Möst, déjà étonnant dans la mémorable Salome castellucienne, aiguisent ici la partition d'un tranchant mortifère et pour le coup on est électrisé comme par un courant de 100000 volts. On est épaté par la cohorte des servantes (collerettes et tabliers blancs, sorties d'un manoir victorien) qu'on aura rarement entendues d'une si grande classe. Ausriné Stundité (Judith à Berlin, Venus à Anvers, Katarina à Lyon puis à Paris), d'abord hésitante, est une Elektra incandescente, juvénile, butée, désespérée, inquiétante, dans la lignée des Schröder Feinen, Gwyneth Jones, Herlitzius de grande mémoire. Elle rend à jamais pénibles les prestations dans le même rôle des mémés inertes et aseptisées du style Stemme. La Klytemnestre de Tanja Baumgartner (Les Bassarides ici même il y deux ans, Fricka à Bayreuth), chevelure de jais barrée d'une seule mèche blanche, toute de rouge vêtue (c'est une meurtrière, ne l'oublions pas) renoue heureusement, vocalement et physiquement,  avec les mères opulentes, terrifiantes et adipeuses style Varnay dont on aurait jamais du sortir là où Waltraud Meier, dans son élégante sophistication, n'avait pas vraiment sa place. Asmik Grigorian, stupéfiante Salome avec Castellucci il y a deux ans, devient ici une Chrysothemis rayonnante, ensemble deux pièces rose glacé façon Chanel et chignon bon chic bon genre. En plein midi mycénien, Oreste apparaît enfin en pull jacquard à col roulé, tenue parfaitement adaptée aux chaudes journées de l'Attique: c'est Derek Welton, le Klingsor du Parsifal de Laufenberg à Bayreuth dont le beau baryton nous inonde d'une moire bienfaisante. La scène de la reconnaissance ne manque jamais de faire pleurer les âmes sensibles. Elektra s'y transmue quelques minutes en petite fille touchante et envahie par l'émotion. Effet garanti. Tout ce petit monde semble investi profondément de la nature hors norme des personnages. 


C'est peut-être là le véritable talent de Warlikowski, bien plus que son habituelle quincaillerie low cost: faire surgir sur la scène, des tréfonds du drame antique, la nature humaine dans sa vérité brute./.



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Chroniques salzbourgeoises

Chroniques salzbourgeoises (16-20 août 2019)

Médée - Requiem Verdi - Orphée aux Enfers - Oedipe - Simon Boccanegra - Idomeneo


Le festival de Salzburg est une frustration permanente. Même en décidant de s'y installer sur place pour cinq semaines on ne pourrait tout y voir ni tout y entendre. La sélection y est obligatoire. On est obligé de choisir, à l'avance et à l'aveugle. On peut risquer d'y manquer l'évènement artistique de l'été, de l'année, de la décennie et au contraire se laisser séduire par une proposition qui s'avèrera au final un flop monumental et onéreux. Le chef d'oeuvre de l'an dernier c'était cette Salomé électrisante montée par Castellucci et Welser-Möst, redonnée cette année trois fois encore à la fin du mois d'août. Quand on n'a que cinq jours à consacrer au festival et quand on a prévu de poursuivre l'été musical à Bayreuth, le choix des dates, des oeuvres est encore plus difficile et tient de l'exploit d'équilibriste. Ajoutons à l'exercice les fantaisies des trains de la Deutsche Bahn, annulés ou retardés sans le moindre préavis, pour rendre l'expérience encore plus aléatoire ou méritoire.


Levé à 5 heures le matin à Paris on est finalement arrivé à l'heure pour la Médée de Cherubini (16/08) montée par Simon Stone au Grosses Festspielhaus. C'est une déception. Chantée en français par des artistes russes ou slaves, la langue y est incompréhensible. Les chanteurs ont beau y être de grosse pointure (Stikhina! Cernoch! Kowaljow!), l'absence de diction, heureusement privée des alexandrins parlés de la version d'origine, donne l'impression d'une prestation baclée et peu scrupuleuse qui, par contraste, fait paraitre la version montée à Bruxelles et Paris par Warlikowski pour un chef d'oeuvre de style et de bon goût absolu. En outre Simon Stone qui nous avait ébloui ici, il y a deux ans, avec un Lear décapant, transforme la tragédie terrible d'Euripide/Corneille en un soap opéra bas de gamme, vulgaire et larmoyant comme pour un public peu exigeant et inculte, incapable de dépasser le niveau des feuilletons de série B des chaines télévisées. Ce qui nous vaut sur la scène, par effet de compartiments glissant d'une coulisse à l'autre, des ambiances aussi diverses et fort bien réalisées, qu'un hall de grand hôtel, une salle d'aéroport, une chambre de palace new yorkais, un web café, un arrêt d'autobus, et une station service comme à la télé où Médée finalement mettra le feu à sa bagnole après y avoir enfermé ses enfants à double tour. Heureusement il y a dans la fosse le Philharmonique de Vienne et Thomas Engelbrock qui nous démontrent avec allant, clarté, solennité que la partition de M. Cherubini est un chef d'oeuvre véritable, d'une splendeur musicale impérissable.


La déception a été encore plus rude le lendemain avec cet Orphée aux Enfers d'Offenbach (17/08) monté à la Maison Mozart par un Barrie Kosky gagné par une veine teutonne digne de la fête de la bière à Munich. C'est une co-production avec l'Opéra du Rhin et la komische Oper de Berlin et donc il n'était pas question de faire dans la dentelle. La verve, l'esprit, l'ironie offenbachiennes, qu'un Laurent Pelly a su maintes fois ressuscités, sont ici anéantis au profit d'une Grosse Rigolade à l'allemande où les démonstrations graveleuses se succèdent avec insistance et pesanteur. C'est chanté là aussi en français mais on ne comprend pas un mot, sauf chez Pluton/Aristée, incarné par l'épatant Marcel Beekman, le seul à tirer vraiment son épingle du jeu de cette gaudriole sans champagne. Les dialogues de Crémieux et Halévy ont été remplacés par un texte idoine, interprété en allemand par un étonnant acteur (Max Hopp) qui fait avec un micro toutes les voix et tous les bruitages sous le pseudo de John Styx! La musique (Enrique Mazzola au pupitre) manifestement est passée au second plan. Un calvaire.


Cette dégringolade aux Enfers a été d'autant plus traumatisante qu'on sortait à peine du Grosses Festspielhaus ce même jour (17/08) où Riccardo Muti "in memoriam Herbert von Karajan” (30 ans!) venait de nous faire monter très haut dans les limbes du Requiem de Verdi. C'était ici à Salzburg notre 3ème Requiem avec le Maitre, le Philharmonique de Vienne et le choeur du Konzertvereinigung. Donné trois fois cette année et tous ausverkauft, ce concert était le dernier de la série et avec son quatuor vocal hors pair (Stoyanova, Rachvelishvili, Meli, Abradzakov), déjà réuni quelques mois plus tôt à Chicago dans la même oeuvre. Riccardo a propulsé son public tétanisé dans des orbites stratosphériques jamais explorées. Ce concert a-t-il été enregistré? (Il y avait des micros au dessus des pupitres) et paraitra-t-il un jour sur CD? Il le faudrait car ce fut grand. Le chef a la partition de Verdi sur son pupitre, ce qui est étonnant vu son affinité immémoriale avec le Requiem. Ce que nous avons entendu, de l'exhalaison initiale du Requiem aeternam aux fulgurances du Dies Irae, est simplement inoubliable, peut être la plus intense expérience musicale vécue à Salzburg avec cette IXème de Beethoven dont Maris Jansons nous avait gratifié autrefois dans cette même salle avec les forces de Münich. Riccardo est d'une rectitude admirable, gestuelle sans esbroufe à laquelle répondent au quart de tour les forces de Vienne qui dans leur grand jour ne peuvent se comparer à aucune autre formation au monde. L’âge mûrit les chefs les plus impétueux: Muti a atteint là une sorte de grandeur dans la sobriété, la simplicité, l’efficacité implacable. Une fusion sans égale avec l’humanité de Verdi, les gémissements, les plaintes, les cris d’effroi, l’imploration du Requiem. On en est sorti pulvérisé, tétanisé, réduit en cendre par la magnificence dramatique, l'intensité inouïe, la puissance et la beauté sonores d'un concert hors norme.


Le soir même (17/08) on pénétrait dans la salle du manège des rochers pour découvrir avec anxiété puis avec ravissement cet Oedipe d'Enesco jamais vu ni entendu. La Felsenreitschule inspire les créateurs et cet Oedipe a été un grand choc artistique. Partition superbe et de grand style (1930) admirablement servie par Vienne encore sous la conduite de Metzmacher. Equipe de grands chanteurs au français cette fois respectueux et audible. Christopher Maltman, de l'adolescent triomphant au vieillard aveugle et chancelant est un Oedipe infatigable et poignant d'une vaillance magnifique, entouré par de grands artistes (Tomlinson/Tiresias, Hubeaux/Sphinge, Skerath/Antigone, Morel/Jocaste). La production est transcendée par la magie de la scène des rochers et l'art poétique d'Achim Freyer (son Don Giovanni inoubliable au Volksoper de Vienne) qui donne à Enesco les images oniriques et les couleurs de Miro et de Chagall pour une production fascinante de bout en bout où la beauté plastique de la scène, la splendeur de la partition d'Enesco et le chant des solistes et du choeur s'unissent dans une cohérence saisissante et troublante.


Un bonheur n'arrivant jamais seul, le Simon Boccanegra au Grosses Festspielhaus (18/08) s'est révélé, dans sa version remaniée en 1883, comme un autre grand moment de musique, de théâtre et de chant grâce à la production limpide, lisible et efficace de Kriegenburg pour un ouvrage dont le livret reste souvent, bien plus que le Trouvère, incompréhensible. Structure high tech et design sur la scène, partiellement pivotante et parfois dissimulée par un voile léger soulevé par la brise qui souffle de la mer de Ligurie. Dans la fosse Valeri Gergiev qui dirigeait la veille Tannhäuser à Bayreuth (de retour de Tokyo, Vladivostok et St Petersburg où il est allé inhumer sa mère) s'est montré impressionnant d'humanité et de tendresse dans une partition traversée de bout en bout par la tristesse, la violence et le désespoir. Où au monde, ailleurs qu'à Salzburg avec le Philharmonique de Vienne, peut-on entendre une fosse sonner avec pareille magnificence, une telle maitrise, une telle subtilité, une telle grâce? Un carré d'as de quatre gosiers d'exception: Rebeka (timbre métallisant très singulier), Pape (abyssale prise de rôle dans Fiesco), Salsi (toute la noblesse et grandeur d'âme du doge qui ne parviendra qu'à sa mort à reconcilier les factions de Gênes), Castronovo (aigu chaleureux et rayonnant, présence scénique magnifique). Et le Paolo plus effrayant et détestable que nature de André Heyboer. Un Boccanegra de premier ordre qui ne détrône pas la production mythique de Strehler et Abbado mais relègue loin derrière elle les productions du Met, de Vienne, celles successives de Paris (3), dont la dernière, si lourdingue, pesante et incohérente de l'omni présent Bieito.


L'Idomeneo monté à la Felsenreitschule (19/08) par Sellars et Currentzis semblait constituer l'attraction n°1 du Festival, ausverkauft depuis des mois. Ce fut une légère déception surtout à cause des traficotages infligés sans préavis à la partition de Wolfgang: coupures diverses, air transformé (celui d'Idamante au III), ajout d'un large extrait de Thamos, d'ailleurs magnifique, en introduction du dernier acte, final supprimé et remplacé par un ballet micronésien totalement inattendu, en signe de solidarité avec la protection du climat et le sort des petites îles (Il y a deux cataclysmes marins dans Idoménée qui se situe en Crète). La production de Sellars est assez plaisante à suivre malgré ses étrangetés (débris transparents d'amphores, récipients, mollusques et autres méduses calcifiées qui s'élèveront lentement dans les cintres; accoutrements en pyjama jaune pour les Troyens et bleu pour les Crétois qui ont du mal à cohabiter). Distribution inter-raciale et oecuménique bien dans la verve de Sellars d'où émergent la touchante Ilia de Ying Fang (Belleza à Lille chez Handel), l'Idomeneo parfois un peu à la peine dans le haut aigu de Russell Thomas et la toujours efficace et démonstrative Elektra (Elettra) de Nicole Chevalier. Currentzis dirige avec peps et vivacité non pas son orchestre Musica Aeterna mais le non moins formidable Freiburger Orchester d'où retentit au continuo non le sempiternel et ennuyeux clavecin, mais un pimpant piano-forte, doublé d'une sorte de cythare (?) à la sonorité cristalline et étincelante. C'est un peu longuet malgré les coupures, un peu répétitif, mais bon, Wolfgang est l'enfant du pays et les gens qui viennent au festival ne jurent que par lui. Le choeur Musica Aeterna est somptueux, Huées finales pour Sellars et son message pro-climat avant que le public en cravate noire et robe longue ne se précipite dans les limousines diesel garées à la sortie comme pour une réunion du G20.


(PS: on a trouvé le temps pour aller goûter une nouvelle fois l'immanquable et exquis Nockerl de Salzburg, cette fois dans une auberge de la rive droite, installée dans la maison natale de Richard Mayr, illustre Kammersänger, fameux baron Ochs du Chevalier de Strauss - Gasthaus Gablerbraü)./.


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Les Bacchantes chez Pasolini.
The Bassarids - Hans Werner Henze - Felsenreitschule - Salzburg - 23 août 2018.

Tirée de la tragédie d'Euripide et composée sur un livret de William Auden, l'opéra de Hans Werner Henze a été créé ici même à Salzburg en 1966. La gloire d'un opéra contemporain ce n'est pas d'être créé, c'est d'être repris. L'oeuvre de Henze, largement méconnue en France, est bien répandue dans les pays germaniques et ses Bassarids sont régulièrement remontés sur plusieurs scènes. Donnés une fois à Paris Châtelet (2005) dans une version orchestrale "spéciale" réduite à 20 musiciens pour cause de grève.
Comme Salzburg sait mettre les petits plats dans les grands, on a fait appel à une star de la branchitude scénique pour remonter l'ouvrage sur la scène démesurément grande de l'école du manège dont la vastitude avait si bien inspiré l'autre jour Castellucci pour la Salomé de Strauss. Autant on était dans l'ascèse, la retenue et la poésie avec Roméo, autant on tombe avec Warli dans le capharnaüm déglingué, l'attirail bon marché et la démonstration à deux balles, inspirée, parait-il, par Pasolini et la situation de l'Italie aujourd'hui. De l'épure aux gros sabots car notre ami ne fait pas dans l'extrême finesse. Au moins son dispositif a-t-il le mérite de nous conserver les éléments essentiels du drame et de nous ouvrir le mythe des bacchantes sur quelques éclairantes perspectives contemporaines. 
Il y a à gauche une chambre mortuaire et un chaos de rochers avec le corps d'une morte veillée par des pleurantes: c'est la dépouille de Sémélé, la mère de Dionysos, morte avant sa naissance (il est né de la cuisse de Jupiter). À droite on a une chambre petite bourgeoise, proprette et bien rangée: c'est celle d'Agavé (Tanja Ariane Baumgartner), soeur de Sémélé, mère de Penthée, souverain actuel de Thèbes, le mec en anorak rouge (Russel Braun). Au milieu en plastique rouge clinquant, des colonnes et un portail qui semblent être le lieu du pouvoir. L'homme en fauteuil roulant qui se lamente avec son beau timbre de basse, c'est Cadmus, grand père de Penthée, fondateur de Thèbes (Willard White). Il réclame la présence à ses cotés de Tirésias (barbu Nicolai Schukoff). Et le type qu'on voit apparaitre en survet blanc, capuche sur la tête c'est justement Dionysos, fils de Zeus, l'étranger mystérieux qui vient semer la pagaille et revendiquer ses droits (sexy Sean Panikkar). Il y a des néons un peu partout, des danseuses nues ou quasiment, des scènes de partouze avec éphêbes tenus en laisse, censées illustrer la décadence de la ville qui sombre sous la coupe du dieu des excès (long intermède un peu pesant, le jugement de Calliope, habituellement coupé) et des vidéos de gros plans en noir et blanc, du genre de celles qu'on voit à peu près partout sur les scènes d'opéra. Alors que Roméo ne nous montrait rien de la tête de Jochanaan, Warli s'en donne à coeur joie avec celle de Penthée, sanguinolente à souhait, que les Bacchantes viennent de réduire en charpie. Au final le charmant Diony qui est venu se venger des Thébains déverse des bidons d'essence sur toute la scène avant d'allumer un briquet sur la dernière note de la partition. Rien donc de très nouveau, de très étonnant. Pas de grandes émotions esthétiques, pas d'images saillantes, pas de personnage dont la profondeur ou la grandeur vous prendraient à la gorge, mais à Salzburg on semble découvrir l'art brut et efficace de Warli et on s'esbaudit.
La partition de Henze et le livret d'Auden ne laissent pas un souvenir impérissable malgré la virtuose prestation des Viennois dans la fosse. Musique sobre et retenue qui laisse le chant s'exprimer sans effort (c'est en anglais) avec ce qu'il faut de déflagrations sonores et de numéros de percussions pour impressionner le bourgeois, importantes et saisissantes parties chorales. Au pupitre le méritoire Kent Nagano mène son monde avec maestria, non seulement l'orchestre devant lui, toutes percussions reléguées en mezzanine sur la droite, ses solistes qui vont et viennent d'un bout à l'autre d'une scène immense et son choeur monumental dont le chef vient à la rescousse en doublant le maestro à gauche de la fosse.
Beaucoup de moyens pour une production que Warli relègue trop souvent dans le prosaïsme et les clichés et qui vous laisse un peu sur votre faim. Mais elle donne envie de relire Euripide dont la modernité, du coup, vous saute aux yeux.

Non, Salomé, finalement tu n'auras pas la tête de Jochanaan.
Salome - Salzburg - Felsenreitschule - 21 août 2018.

Donc le grand coup musical de Salzburg cet été ce n'était pas Mariss Jansons dans sa mollassonne Dame de Pique, c'était Franz Welser Möst et sa Salomé sous tension extrême et au bord de la rupture d'anévrisme. Orchestre de Vienne reptilien et cataclysmique, chant exacerbé avec une Salomé virginale (Asmik Grigorian) d'une intensité thermonucléaire, théâtre d'une beauté et d'une force ineffables, ce qu'on a vu de plus beau de Castellucci à ce jour avec son Sacre du Printemps de poussière et de cendre à La Villette, et la scène immense et colossale de la Felsenreitschule qui ne rapetisse pas le spectateur mais le grandit et l'élève. Tout commence dans un silence prolongé devant le plus gigantesque rideau conçu pour une scène de théâtre ("Te saxa loquuntur"). Scène muette: Salomé brandit un glaive et vient déchirer une partie du rideau: la rebelle, celle qui fait front, qui ira jusqu'au bout. 

On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans l'esthétique, ici sobre, concentrée, renversante, lumineuse, mystérieuse et percutante de Castellucci. Ce qui est certain c'est qu'il prend le contrepied de tous les clichés: le Jochanaan au corps blanc et froid comme l'ivoire émerge noir et gluant de sa citerne de mazout; la danse des 7 voiles est une séquence immobile où Salomé prostrée et ligotée sur un socle de pierre (Saxa) se fait ėcraser et avaler par un rocher qui descend sur elle depuis les cintres. On lui apporte non pas la tête tranchée de Jochanaan mais son corps décapité et la bouche qu'elle embrasse est dans le vide. La citerne à mazout s'est transformée en lac de lait dans lequel s'ébat la petite fille triste et désabusée. Au final ce n'est pas elle qui est tuée, mais Hérode et Hérodias, ensevelis dans une nuée noire en forme de baudruche. Salomé, avec sa nuisette virginale et sa petite couronne de madone, ses airs de gamine entêtée, est le seul personnage pur et non corrompu de la soirée. Tous les autres sont des créatures sombres et sinistres, le visage marqué d'un bandeau rouge sang sur la bouche.

Franz Welser Möst impose une direction décapante à un orchestre virtuose qui répond au quart de tour à sa battue tour à tour souple et implacable. On aura rarement entendu chef et pupitres plus convaincants que ce soir et Franz qu'on considérait jusqu'alors avec une légère condescendance reconquiert en un soir tout le respect qu'il mérite. Le sommet de sonorités est atteint dans cette danse des sept voiles figée et hiératique, d'une intensité enivrante et glaçante, où la musique seule envahit tout l'espace de sa complexité mortifère et prend toute sa place.

Asmik Grigorian, notre brune lituanienne, nous donne une Salomé hors du commun d'une luminosité, d'une ardeur et d'une rectitude stupéfiantes: c'est un lys immaculé, avec cependant cette tâche de sang sur sa nuisette blanche (Hérode? Metoo?). Le soprano est percutant et elle darde ses aigus comme des flèches enflammées dans l'espace démesuré du manège. Touchante de sincérité et d'intégrité, d'une énergie vocale et dramatique sans limite elle fait rayonner de profondeur et de vérité humaine le rituel abstrait de Castellucci. Et autour d'elle de grandes pointures: le Jochanaan sombre et inquiétant de Gabor Bretz (Heinrich de Lohengrin à Bruxelles), le Hérode pleutre et sonore de John Daszak (Serguei à Lyon), l'Hérodias décadente d'Anna Maria Chiuri, le Narraboth poignant de Julien Prégardien...

Une production, un spectacle marquants. A Salzburg, c'est souvent à la Felsenreitschule que se révèlent les vrais et grands évènements (Les Soldats de Zimmermann, le Lear de Reimann, Les Bassarides de Henze...)

Dansons avec Jean Sébastien...
András Schiff - Bach - Le clavier bien tempéré - Livre 2 - Mozarteum - Salzburg - 16 août 2018

Le maestro, cheveux argentés, s'avance d'un pas timide, salue sobrement la salle d'un discret mouvement de tête et s'installe devant son clavier pour une incroyable expédition sonore de 2 heures et 30 minutes délivrée non stop en deux phases, entrecoupées d'une pause de 30 minutes et sans partition. C'est le livre deux du clavier bien tempéré que Jean Sébastien nous a composé dans les années 1740 à Leipzig, vingt ans après le premier livre dont il reprend exactement les mêmes principes: 24 toccatas et fugues qui sont chacune une variation sur les notes de la gamme chromatique, en dièse et en bémol, en majeur et mineur, un exercice de style éblouissant, un des sommets de la musique occidentale. András Schiff a donné ici même il y a dix jours le livre un de ce clavier. Clavecin, clavicorde, orgue, pianoforte? C'est un mystère... Ce soir en tout cas c'est un clavier moderne, incroyablement sonore (Steinway? Bechstein?), peut être trop sonore pour le bijou acoustique pseudo rococo de la grande salle du Mozarteum. 
La frappe du maitre parait dans les premières minutes un brin énergique, voire agressive et n'évite pas quelques dérapages et collisions digitales sur les touches du clavier qui paraissent d'abord de mauvais augure. Puis le doigté s'assouplit et s'apaise. La maitrise reprend ses droits. Le style se discipline et s'affine. Sans emphase ni esbroufe le clavier devient comme une fontaine d'où les mains expertes du virtuose font surgir avec empressement sur une cadence versatile et infernale, jamais interrompue, des jets sonores toujours renouvelés qui vous donnent alternativement envie de danser ou vous plongent dans une torpeur narcotique. Tout le monde ne résiste pas de la même façon à ce traitement radical. Après l'entracte les rangs du Mozarteum apparaissent un peu clairsemés. Quelques mélomanes manifestement épuisés quittent la salle sur le coup de 10h du soir, inquiets de savoir si cet exercice virtuose ne va pas se prolonger toute la nuit. Nous qui sommes debout depuis cinq heures du matin, après avoir traversé la moitié de l'Europe en train, veillons au grain, à l'exemple de ces deux dames devant nous qui suivent le piano, partition sur leurs genoux, et tournent inlassablement les pages d'un recueil qui parait inépuisable. Nous nous sommes ragaillardis en caressant à l'entracte sous le tilleul de Lilli Lehmann le chat du Mozarteum qui se balade dans le petit jardin entre les jambes des spectateurs et après avoir croisé Michael Haneke, amateur éclairé de Jean Sébastien Bach.
Ce qui impressionne le plus dans la démonstration d'András Schiff, c'est sa capacité à restituer sans faille, sans partition, avec évidence et naturel, sobriété et sincérité, deux heures et demie d'une musique inouïe, complexe, savante, touchante, surhumaine. Un exemple magnifique d'aristocratie artistique et de mémorisation dont Roberto Alagna aurait pu s'inspirer avant son entreprise foireuse de Bayreuth. On ignore pourquoi M Schiff est un pianiste si méprisé en France (il sera à la Philharmonie en avril 2019) surtout par des critiques qui seraient incapables de frapper un ut sur un clavier. Ici à 22h30 il triomphe au bout de sa trajectoire hors du commun. Evidemment pas de bis.
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