Paris Opéra Musique
Les moments forts de 2024
Rigoletto - Paris Bastille - 22 décembre 2024
Crime et Châtiment
On a échappé en ce dimanche pluvieux à la grève du syndicat SUD qui dans sa magnanimité de vrai patron de l’Opéra de Paris a décrété une trêve de 3 jours dans son mouvement social "spécial Fêtes de fin d’année". La salle est pleine jusqu’au moindre strapontin et chacun débarque avec son barda trempé sur le dos bien que les vestiaires ici soient gratuits (mais hélas non obligatoires contrairement à La Monnaie).
On avait déjà vu avec un vif intérêt en 2016 lors de sa création la production dépouillée et percutante de ==Claus Guth==, remontée une fois en 2021. La boîte en carton du pauvre Rigoletto produit toujours dans son austérité magistrale un effet direct, puissant et juste. La seule vision du pauvre ère seul sur l’avant scène serrant sa boite dans les bras vous dit tout du drame qui va suivre comme un flash back. C’est une vision noire et virulente qui surgit avec la panoplie régulière de Claus Guth (les doubles, les ombres portées, le grand escalier, quelques discrètes et subtiles vidéos). On passe sans s’en rendre compte des tenues vestimentaires cinquecento au look contemporain. La quintessence de l’œuvre est saisie à bras le corps. La haine entre le paria et la caste au pouvoir, l’amour éperdu du père pour sa fille sont montrés sans ambages avec une efficacité foudroyante dans la boite en carton qui s’est agrandie aux dimensions de la scène et dont les panneaux se sont grand ouverts. Comme après la Bohème dans l’espace il sera difficile d’en revenir ici à une vision clinquante de Rigoletto car dans le firmament interstellaire comme dans les boites en carton on pénètre avec Claus Guth au plus profond des œuvres lyriques. On ne sera jamais assez reconnaissant à Claus Guth de nous avoir montré dans sa présentation que Sparafucile le tueur est un vrai double de Rigoletto ("Nous sommes pareils. A moi la langue. A lui le couteau").
La distribution du jour nous est totalement inconnue. On avait déjà applaudi en Gilda ==Rosa Feola== face à Pene Pati à Rouen en 2022 mais voilà qu’on vient nous annoncer qu’elle est souffrante et qu’on la remplace inopinément par une nouvelle recrue, ==Mlle Kristina Mkhitaryan==. Elle fait irruption sur la scène de la Bastille en jeune fille brune et gracile, tourbillonnant ingénument comme une fleur de liseron dans sa robe blanche immaculée. Soprano colorature arrogant, aigus en tir de mortier qui se rient de l’immensité de la salle, elle passe la rampe avec éclat et prend pied dans la production comme si elle y était née. Est ce la doublure officielle ou est-elle venue à la rescousse à la dernière minute? En tout cas elle ne tombe pas de la dernière pluie car son bagage impressionne: Mimi au Met, Liu à Vienne, Tatiana à Madrid, Micaela aux Arènes de Vérone. Elle fait un triomphe au rideau. Un nom à suivre. Son Gualtier Maldé est ==Liparit Avetisyan==, d’abord en tenue de cour, façon Mantoue, puis veste de cuir de loubard débauché et enfin smoking bordeaux de jouisseur sans limite. Beau look et beau gosier, peut être parfois un peu trop sur de lui. Beaucoup d’entregent mais quelques aigus resserrés, secs et étroits. Le Duc est de toutes façons l’un des rôles les plus odieux du répertoire d’où n’émerge aucune émotion. Le début de Donna é mobile est accueilli par un mouvement d’extase et de ravissement dans le public. Face à lui le Rigoletto de ==Roman Burdenko== est véritablement émouvant en être blessé, réprouvé, méprisé, souffrant. Son double muet ==Henri Bernard Guizirian== ne l’est pas moins. Peut être aurions nous pu souhaiter plus de mordant et de férocité dans les imprécations contre les courtisans ("Vil razza, dannata") et dans le duo de la vengeance. Le Sparafucile de ==M Goderdzi Janelidze== impressionne par la noirceur et la projection de son timbre, comme le Monterone de ==Blake Denison==. Une Maddalena (==Aude Extremo==), une Giovanna (==Marine Chagnon==), un Marulo (==Florent Mbia==) aux petits oignons.
Dans la fosse, M ==Domingo Hindoyan==, lui aussi inconnu, qui nous vient de Liverpool, dirige une phalange et un chœur d’hommes qui connaissent cette partition par cœur et semblent vraiment l’aimer car ils lui font honneur. La tempête nocturne sur Mantoue fait froid dans le dos.
Énorme succès dans la salle. C’était la 98ème représentation à l’Opéra de Paris. En 1851, année de la création à la Fenice, les plumitifs, prédécesseurs de M Christian Merlin, avaient jugé l’œuvre "écoeurante" et la musique "d’une mesquinerie digne d’un orgue de barbarie". Victor Hugo a intenté un procès contre Verdi qu’il a perdu. Le génie triomphe toujours./.
The Rake's Progress - Opéra Garnier - 8 décembre 2024
La triste et lamentable histoire de Tom Rakewell.
On ne connaissait pas la moindre note de l’opéra de Stravinsky avant d’entrer au Palais Garnier en ce pluvieux dimanche. On en est ressorti euphorique après la découverte d’un ouvrage splendide. On s’attendait à trouver une bluette, un pastiche, une fantaisie musicale un peu vaine et légère dans le style du Rossignol. On a vu en fait un grand opéra, sombre, profond, émouvant. Très, très au dessus du niveau de la production esbroufarde contemporaine, style "Ange Exterminateur" que la critique plumitive enivrée a pourtant décidé de nous présenter comme un sommet de l’art lyrique.
Créé à Venise en 1951 (avec Schwarzkopf!), il y a là non seulement le résultat du génie de Stravinsky mais aussi celui de W H Auden, auteur du livret. On ne mesurera jamais assez l’importance des librettistes dans la gloire et la postérité des grands opéras. Succès public à Venise, mais critique internationale en berne. Elle fait la fine bouche et accuse Igor d’un coupable retour au passé. Les esprits fins vous disent en effet que l’ouvrage se rattache à la période "retour au néoclassisme" de Stravinsky, qui comme Picasso a connu plusieurs périodes. Certains savants vous diront même qu’on a là un pastiche de Mozart (!). Or il n’y a strictement rien de mozartien dans cette musique, hors le contexte XVIIIème (Hogarth!), l’histoire d’un libertin, la présence d’un clavecin dans l’orchestre, les références à Don Giovanni (la tombe dans le cimetière, le final "giocoso"). En réalité on est davantage dans Faust : un innocent (Tom Rakewell), entraîné dans les bas fonds par un manipulateur méphistophélique (Nick Shadow), trahit son amour authentique pour une âme pure (Anne Trulove, nouvelle Marguerite abandonnée). Au contraire de maints opéras modernes où les personnages sont des concepts creux qui ne vivent et n’existent pas, les caractères de ce Rake’s Progress sont tous des figures d’une véritable humanité auxquelles on adhère immédiatement. Le chant, tel qu’il est traité par Stravinsky, s’exprime avec naturel, efficacité, authenticité quand la moindre note chez M Adès trahit l’artifice et l’absence d’inspiration.
Madame =Suzanna Mälkki= qui officie dans le fosse à la tête d’une formation réduite sait alterner avec grâce les moments les plus burlesques avec les périodes de grande noirceur et de dévastation. Elle met en évidence le fond de tristesse et de désespoir qui traverse toute la partition. La sobriété musicale et l’économie de moyens du compositeur sont traitées ici avec un raffinement inégalé. On n’oubliera pas la déchirante lamentation d’Anne Trulove seulement soutenue par le chant d’un seul basson ("Quietly, Night, o find him and caress") ou la partie de cartes entre Tom et Nick, qui doit décider du sort de Nick devant sa tombe déjà creusée, chantée a capella, et ponctuée par quelques notes parcimonieuses et inquiétantes venues du seul clavecin.
La production d’=Olivier Py= date de 2008. C’est sa seconde reprise. Elle passe parfaitement la rampe avec la succession des scènes que de grands et noirs praticables qui glissent latéralement ou s’élèvent dans les cintres fait alterner efficacement. La dramaturgie est opérée avec justesse et crédibilité. Les fantaisies d’Olivier (girls aux seins nus sorties du Moulin Rouge, éphèbes musclés experts en copulation, nains clownesques) passent comme une lettre à la poste après tout ce qu’on a vu sur les scènes lyriques depuis 20 ans.
On regrette évidemment la disparition de Stanislas de Barbeyrac d’abord annoncé en Tom, mais on comprend que la tessiture du rôle, créé à Venise par Hugues Cuénod, convient plus à un ténor léger qu’à un ténor qui vient de se lancer dans le répertoire wagnérien. =Ben Bliss= qui le remplace est parfait d’innocence, de sincérité et d’égarement. =Golda Schultz= est une Anne Trulove pleine d’émotions, de compassion et de chaleur. La voix, qu’on perçoit d’abord presqu’inaudible sur les hauteurs d’un praticable qui est un véritable étouffoir, reprend aussitôt son éclat sur l’avant scène. C’est une Agathe, une Pamina, une Comtesse de charme. =Iain Patterson= (Wotan, Kurwenal maintes fois à Bayreuth) nous donne un Nick Shadow mielleux et acerbe avec une vraie présence diabolique. Il disparaîtra in fine dans la fosse par une échelle. =Jamie Barton= fait un triomphe en Baba la Turque barbue et blond platine, puis en garçon manqué. Un père Trulove, un commissaire priseur, une Mother Goose, un gardien d’hôpital psychiatrique aux petits oignons (=Clive Bailey, Rupert Charlesworth, Justina Gringyté, Vartan Gabriellan=).
Les représentations de ce Rake’s Progress sont pratiquement complètes chaque soir, ce qui est un véritable sujet d’étonnement et d’émerveillement pour une reprise sans star. Les spectateurs autour de moi découvrent l’œuvre pour la première fois. Certains l’ont vue à Aix ("où c’était moins dévergondé"). Gros succès cette après-midi dans une salle pleine./.
Faust Paris Bastille 8 octobre 2024.
La plongée de Faust dans la France perdue.
Aussitôt conclu le pacte avec le diable ("Ardente Jeunesse! A moi les plaisirs"), =Tobias Kratzer= entraîne le Docteur Faust, rajeuni, dans les vrais tourments de l’Enfer: une tournée cauchemardesque et sans répit dans le monde des banlieues françaises. Ah vous vouliez des plaisirs et des jeunes maitresses! On va vous en donnez et vous m’en direz des nouvelles! L’univers qu’il met en scène est d’une hideur rebutante et d’une crudité radicale: nocturne, glauque, blafard, inquiétant, repoussant, sans attrait: tout y est béton, formica, plastique, néons. La population qui y survit n’est pas antipathique mais on sent bien que c’est le degré zéro de l’échelle sociale. Les malheurs qui la frappent sont son lot quotidien: la guerre, les combats, les rixes, les viols, les meurtres, les infanticides, les incendies. C’est sinistre et désespérant à souhait. Et Faust est le premier accablé par les tourments du monde qu’il découvre, sorti des livres de son intérieur chic d’intellectuel blasé. In fine, laminé et anéanti, Faust (lumineux, ensoleillé, radieux =Pene Pati=), ayant perdu tout intérêt, est lâché par Méphisto (=John Relyea=, Mefistofele à Lyon, noirâtre, raspoutinien). C’est Siebel (étonnante =Marina Viotti=, plus garçon que nature), la seule véritable âme pure de la soirée, que le diable entrainera aux Enfers. Evidemment ce parti pris ne colle pas toujours exactement avec la partition et le livret. Le fantastique est bien là (les chevauchées endiablées dans un Paris nocturne, l’incendie de Notre Dame). La poésie et le romantisme sont absents (la scène du jardin sur un perron de HLM! Le festin de Walpurgis purement et simplement supprimé!). La religiosité viscérale dont Gounod a nourri sa musique et son texte sonne en totale contradiction avec le concept sans compromis du metteur en scène (l’eau bénite de Siebel! La sainte médaille de Valentin! La scène de l’Eglise transposée dans une rame de métro! Le choeur religieux du final!). Mais le tout est montré avec une rigueur et une force de conviction peu communes. L’émotion surgit souvent avec une puissance inattendue (les affres de Marguerite dans sa course en métro! On souffre avec elle). La Marguerite =d’Amina Edris= est touchante de sincérité même si son personnage d’oie blanche ne colle pas totalement à la jouvencelle des banlieues chaudes qu’elle est censée incarner. Elle chante son Air des Bijoux dans sa salle de bain assise sur la cuvette des WC. Bianca Castafiore aurait-elle accepter pareille situation? Le charme irrésistible de la musique de Gounod agit comme au premier jour et passe comme un vernis brillant sur ces tentatives révisionnistes.
L’orchestre de l’Opéra (et les choeurs, sur scène ou en coulisses) résonnent avec chaleur, amplitude et sincérité: on sent que c’est là leur musique, leur ADN et que personne ne pourra leur enlever. C’est la 2684ème représentation de Faust à l’Opéra de Paris. Le chef =Emmanuel Vuillaume=, à mains nues ou avec baguette, n’a pas besoin de trop en faire pour tenir ses troupes. Naturellement on regrette que la grande scène de Walpurgis ait été coupée et que le ballet ne soit pas là. Un brin de musique du ballet apparait cependant pour accompagner la chevauchée nocturne dans Paris avec d’impressionnantes et gigantesques images vidéo de =Manuel Braun=.
Sur scène =Pene Pati= est la star de la soirée. Son Faust totalement dépassé par les évènements, accablé par ce qu’il découvre est magnifique. Cantabile, diction, souffle, phrasé: classe magistrale, naturelle et sans affectation. On ne pourra oublier l’incroyable et surnaturel diminuendo sur l’ut aigu de la cavatine du jardin, jamais entendu dans la bouche d’aucun des grands Faust qui l’ont précédé (Vanzo, Lance, Gedda, Villazon, Kaufmann, Alagna, Bernheim…). Mme Pati (=Amina Edris=) convainc plus par son extraordinaire performance d’actrice que par son chant, gracieux au demeurant à défaut d’être percutant (tel qu’entendu depuis le centre de la rangée 17 du parterre). Autour du couple vedette il n’y a que le meilleur: le Mephisto sombre et cynique de =M Relyea=, l’extraordinaire Siebel de =Marina Viotti=, ici devenue personnage central, la Dame Marthe, pimpante, attachante et juvénile de =Sylvie Brunet=, le Valentin, loulou de banlieue ultra catho, de =Florian Sempey=, le Wagner bien présent de M =Amin Ahangaran=, membre de la troupe lyrique.
On avait vu cette production sans enthousiasme véritable, retransmise sur nos écrans TV en période de covid en 2021. Rien ne vaut l’authentique impact de la scène.
=Références=: Faust, Dijon, 1961, Grinda (premier Faust, premier opéra live!, avec tout le ballet!). Paris, Lavelli, 1975 (le coup de tonnerre du dépoussiérage). Stuttgart, Castorf, 2016 (le dynamitage en règle)./.
Massenet - Don Quichotte - Opéra Bastille - 29 mai 2024
Le Hidalgo dépressif de M. Michieletto.
Alonso Quichano, dit Don Quichotte, doit sa célébrité universelle à son ardeur débridée, à son enthousiasme hors sol et sans limite, à son désir inextinguible et sans faille de chevalerie et d’actions grandioses. C’est une âme enflammée par un idéal altruiste démesuré et hors norme. Mais ici, sur la scène de la Bastille, revisité par M Michieletto, metteur en scène, il n’est plus qu’un personnage de Sempé, neurasthénique et déprimé, affalé dans son fauteuil, en proie au spleen et aux fantasmes, tentant en vain d’écrire ses mémoires. Adieu la folie des grandeurs du Caballero. Place à l’introspection d’un intello fatigué. Nous sommes dans un immense salon vert palmolive, qui s’ouvre par moments sur un profond et sinistre dégagement semblable aux obscurs couloirs d’aéroport. Voilà un second degré déjà observé maintes fois sur les scènes lyriques, réalisé ici, il faut l’admettre, avec savoir faire et professionnalisme (M Paolo Fantin, décorateur). Certes c’est parfois un peu languissant (décor unique pendant cinq actes), mais c’est meublé régulièrement par des apparitions surprises, censées nous personnifier les délires de notre héros malade. L’Espagne et l’Âge d’Or sont totalement évacués, hors l’irruption d’une inquiétante troupe andalouse toute de noir vétue qui représente, parait-il, les moulins à vent de La Mancha. Economie de décor, économie de costumes, ratatinage des grands mythes occidentaux au rang d’anecdotes insignifiantes, sans portée et sans souffle: c’est la rêgle sur les scènes branchées conçues pour l’intelligentsia et on s’étonne ensuite que les salles restent à moitié vides et que les places y soient bradées. On ne croit pas un seul instant dans cette version à l’engouement affiché par le Hidalgo envers sa Dulcinée, modestement affublée ici d’un petit pull vert pomme puis d’une jupe rose bonbon dans le style des années 50 (mais à la recherche de son collier de perles fines dérobé par les voleurs que DQ prétend poursuivre). Le livret de M Henri Cain est incroyablement désuet et suranné ("courir la prétentaine", "Cette gaité m´emparadise"!). Le seul élément de sincérité auquel on peut souscrire sans réserve c’est la force du couple entre Don Quichotte et Sancho, indéfectible, profond, émouvant et vrai.
Il faut ajouter à l’impression d’ennui que dégage cette soirée la partition terne et peu inspirée de Massenet qui ne comporte aucun grand moment pendant les quatre premiers actes. Elle ne décolle vraiment qu’au final (la mort de Don Quichotte). Mais il faudrait peut-être la réécouter avec attention car pour avoir survécu depuis 1910 elle doit bien comporter quelques qualités. En fosse, =M Fournillier= (qui remplace M Tatarnikov, initialement prévu) dirige à mains nues une formation qui persiste à laisser sa section des cuivres s’en donner à coeur joie et à tempêter à grands coups de décibels dès qu’elle intervient. On entend parfois un harmonium, sans qu’on décèle s’il est dans la fosse, dans les coulisses, ou enregistré. Le choeur de Mme Ching Lien Wu fait grand effet mais sa prosodie est totalement incompréhensible. Les vingt dernières minutes où DQ meurt dans les bras de Sancho ("Oh mon grand, Oh mon maitre") rachètent heureusement de très haut les deux heures passées. C’est le seul moment de véritable émotion et de grandeur dans un opéra versatile et incertain à la recherche de son unité et c’est le seul passage, admirable il est vrai, que la postérité semble vouloir retenir.
L’équipe de chanteurs a constamment évolué depuis les annonces initiales. Seul émerge avec brio le Sancho d’=Etienne Dupuis=, triomphateur de la soirée: gouaille, truculence, compassion, un baryton qui domine de très haut le plateau vocal et qui peut-être donne tout le sens de l’oeuvre: à travers les rêves évanescents du Chevalier triste, il reste la seule réalité humaine tangible, solide et omniprésente. =Gaelle Arquez= (qui remplace Mariane Crebassa, initialement prévue) offre avec son mezzo capiteux une Dulcinée insaisissable, à la diction quelque peu incompréhensible (elle était pourtant parfaite il y a quelques années dans l’Armide de Gluck avec Minkowski). =Christian Van Horn= (qui remplace Abdrazakov, puis D’Arcangelo, initialement prévus) est un Don Quichotte introverti et refoulé, un peu en retrait, sans folie, auquel il manque l’impact vocal, le mordant et la profondeur des graves pour être vraiment incarné et grand. Bel ensemble de comparses venus de la Troupe Lyrique ou du choeur, tous heureux de se produire sur scène.
C’était la 36ème représentation de Don Quichotte à l’Opéra de Paris, la 7ème dans cette mise en scène, et la première pour qui n’avait encore jamais vu sur scène l’opéra de Massenet. Le public salue les artistes de manière chaleureuse. La salle qui paraissait peu remplie dans l’après midi semble pleine ce soir. Grâce à l’obligeance de la billetterie et du rush hour ticket on s’est retrouvé au rang 15 de l’orchestre pour une petite poignée d’Euros./.
L’Ange Exterminateur - Thomas Adès - Opéra Bastille - 13 mars 2024
Le huis clos hystérique et vociférant de M Adès.
L’objet musical inédit (créé en 2016 à Salzburg) qui s’est posé sur la scène de l’Opéra Bastille est un OVNI dont l’apparence rutilante est supposée dissimuler de multiples bombinettes à fragmentation qui vont faire pshitt l’une après l’autre. M Adès a lui même qualifié son ouvrage d’ "horrorette", ce qui pourrait laisser entendre qu’il ne la prend guère au sérieux. C’est une pochade. Mais la gente musicographe parisienne qui n’a pas un grand sens de l’humour en est sortie toute esbaubie. Même le Figaro et le chaste M Merlin ont confessé être montés "au 7ème ciel" (sic) devant les scènes de défécation et de copulation dont M Bieito agrémente la party mondaine inventée par Luis Bunuel en 1962. Certaines plumes ont rapproché l’importance de cet Ange Exterminateur du St François de Messiaen ou de la création en version intégrale de la Lulu de Berg! D’autres font de M Adès la réi
En 2023 …
Lohengrin à l’Opéra Bastille - Sur un scénario personnel de M. Serebrennikov, et sur une musique de Richard Wagner à qui on n’a pas demandé son avis (24 octobre 2023)
L’opéra est un art vivant. La partition du compositeur reste intangible mais sa présentation scénique change constamment. Le plus frustrant dans la production de M Serebrennikov c’est justement que sa production, à l’esthétique glauque et morbide, n’innove en rien et se contente d’accumuler tous les poncifs déployés depuis des années sur les scènes branchées. L’intelligentsia se pâme. Le public déserte (places vendues à moins 30%). On plaint le jeune spectateur qui croirait découvrir ici le Lohengrin de Wagner. Reviendra-t-il à l’opéra?
Ce Lohengrin militarisé c’était déjà celui de Götz Friedrich en 1980 à Bayreuth. Cette folle d’Elsa qui invente et fantasme son héros masculin on l’a déjà vue aussi il y a 40 ans à Bayreuth (à l’époque c’était Senta vue par Kupfer). Cet hôpital psychiatrique on y a déjà eu droit dans la Dame de Pique de Lev Dodin en 1999, puis dans les divers "centres pour traumatisés" de M Tcherniakov. Ces vidéos en noir et blanc, elles sont légion sur scène depuis le Ring de Castorf à Bayreuth. Ces containers recyclés et compartimentés, ces cadavres empilés, c’est la marque de fabrique de M Warlikowski ici plagiée sans vergogne. Ces lits médicalisés, on les connait à fond. Tout çà c’est du déjà vu, revu, archi vu. M. Serebrennikov dit vouloir nous montrer les horreurs de la guerre. Il est très aimable. Mais les horreurs de la guerre on les voit tous les jours sur nos écrans TV. En dehors de mettre en scène le traumatisme supposé du metteur en scène, dont on se moque un peu à dire vrai, que peut apporter de neuf le fait de les transposer sur une scène d’opéra pour un ouvrage dont le sujet central n’est pas du tout celui là?
Si M. Serebrennikov n’innove pas. Il recycle. Parfois avec du savoir faire et peut-être aussi, quand il veut, du talent (goût marqué pour les éphèbes déployant leurs ailes de cygne ou les jeunes gens plongeant nus dans les lacs). Son premier acte en format abstrait est d’une tenue excellente. Le second déraille franchement (le centre psychiatrique, puis l’hôpital pour grands blessés de guerre). Le troisième laisse perplexe (une morgue dans un hangar, décor de la nuit de noces Elsa/Lohengrin). Le tout, traversé d’incompréhensibles bizarreries (Elsa perd ses cheveux au II mais les retrouve au III; elle a deux doubles muettes qui s’agitent frénétiquement a travers le plateau toute la soirée; irruptions incongrues de sabres laser et zombis à casque noir comme dans Star War). Tout çà sent l’artifice, le remplissage et n’émeut pas.
L’émerveillement surgit de la musique. On aura rarement entendu sonner l’orchestre et les choeurs de l’opéra avec une telle opulence et une telle plénitude (au rang 20 du parterre). Les trompettes des fanfares résonnent dans la salle du haut des loges latérales. M. Soddy, britannique venu de Mannheim, impressionne par l’amplitude de sa direction et l’amour qu’il insuffle dans une musique où sont réunis les plus beaux choeurs jamais composés d’une main d’homme. Le grand ensemble du IIème acte ("Gesegnet soll sie schreiten") est d’une grâce stratosphérique à laquelle la scène, hélas, ne fait pas justice.
Le quatuor vocal principal est admirable. Lohengrin d’un éclat diamantin de M. Beczala (déjà à Bayreuth en 2018, style, legato, projection), Elsa tourmentée, insaisissable mais lumineuse de Mlle van Ostrum (Agathe à Rouen, Venus à Lyon), Ortrud, directrice à lunettes du centre psychiatrique, percutante et vipérine de Mlle Gubanova (Venus et Kundry à Bayreuth) qui, jusqu’au rang 20, transperce l’orchestre d’éclats fulgurants. Telramund un peu en retrait de M. Wolfgang Koch, le Wotan concupiscent de Castorf à Bayreuth, ici blessé de guerre unijambiste affublé d’une prothèse. M. Kwangchul Young (inoubliable Gurnemanz du Parsifal d’Herheim à Bayreuth) ici noble et sombre roi Heinrich (coiffé d’une couronne en carton) et M. Shenyang (nouveau venu), impressionnant héraut.
Le public, bien qu’il se soit un peu vidé au cours de la soirée, fait un triomphe aux artistes, la palme revenant à l’orchestre et au chef, longuement acclamés./.
- Opera Bastille - La Bohème - 30 mai 2023
Quand l’exploration spatiale tourne au désastre, il reste le souvenir des jours heureux,
Cette Bohème montée par Claus Guth on l’avait déjà vue lors de sa création à l’Opéra Bastille en 2017 (Voir ombramaifu.simdif.com) où elle nous avait cloué d’émotions. Claus Guth fait partie de ces rares metteurs en scène qui, au lieu de réduire les oeuvres à de piètres anecdotes plébéiennes, selon la mode des scènes contemporaines, savent puiser très loin pour rechercher et exalter leur signification profonde et véritable sans jamais les trahir. Ici le vaisseau spatial en perdition de 2001 Odyssée de l’Espace nous propulse bien loin du quartier latin de 1840. Mais c’est pour mieux nous faire ressentir la tristesse et la désolation de l’histoire de Mimi et de Rodolfo en phase constante avec la musique si chargée d’humanité de Puccini. L’équipage des spationautes high-tech qui va bientôt mourir sur une planète glacée et perdue revit comme un rêve les souvenirs de la jeunesse perdue et du temps qui s’en va. Le spectacle est introduit par le battement lancinant d’un coeur qui palpite encore, puis, après l’entracte, par le souffle d’un expirant. Un spectateur du balcon croit bon ici de lancer un Hou solitaire, aussitôt rabroué par ses voisins ("Ta gueule, vieux con"). Les réactions épidermiques des membres du public, même isolés, sont toujours des indices chargés de sens. Ici la mort, omni présente, annoncée sans ambages, pèse sur le spectacle du début à la fin. Les images de la précarité de la vie défilent devant nos yeux avec une insistance à la fois poétique et obsédante : la flamme de la bougie de Mimi qui vacille et s’éteint, la petite fille au ballon rouge comme un coeur qui s’envole, les cohortes d’hommes en noir, saltimbanques du temps passé, qui traversent le vaisseau spatial, la scène de funérailles …
La distribution de ce soir nous est totalement inconnue mais elle convainc par son haut niveau de talent et de professionnalisme. La Mimi d’Ailyn Pérez, robe rouge, puis blanche au final, voix de miel, chargée d'émotion et de sincérité, est particulièrement réussie. Grâce et rayonnement à profusion. Le Rodolfo de Joshua Guerrero est un peu brut de décoffrage. Les aigus sont vaillants et très efficacement projetés en salle, au moins jusqu’au 25ème rang du parterre. Mais timbre un rien métallique où manquent la poésie et la suavité d’un Alagna ou d’un Pene Pati. Musetta pimpante et superbement mise en valeur par la slovaque Slávka Zámečniková. Le rôle est inratable. Le Marcello d’Andzej Filończyk est très présent et très engagé. Baryton généreux. Les autres comparses sont épatants (avec un Schaunard annoncé comme souffrant, ce qui n’a pas paru flagrant). Les choeurs, invisibles dans l’espace interstellaire, la Maitrise des Hauts de Seine et les choeurs d’enfant sont réglés comme du papier à musique.
En 2017, M. Dudamel dont c’était la première apparition à La Bastille, n’avait pas franchement impressionné l’auditoire, en dépit de son statut de star internationale de la baguette. Peu d’affinités avec ce répertoire finalement et avec le monde de l’opéra en général. M Mariotti qu’on a ce soir montre à l’inverse un véritable amour pour l’ouvrage qu’il doit connaitre par coeur et qu’il dirige avec grâce et compassion, à la tête d’un orchestre assagi, qui résonne voluptueusement au rang 25 sans jamais couvrir les voix. La harpe de Mlle Daphné Lallement de Driesel (est ce elle ce soir?) se fait entendre fréquemment dans la soirée et on ne peut pas la louper tant la résonance de cet instrument est magique.
Avec Guth on est évidemment très loin dans l’audace poétique, bien au delà du réalisme chamarré d’un Zeffirelli dont on a vu tant de fois l’indéracinable Bohème au Met. La moindre note de Puccini (O soave Fanciulla) fait ressurgir instantanément les images du skyline nocturne de Manhattan à la sortie du Lincoln Center. C’est dire. La coordination des programmes des scènes lyriques parisiennes est ainsi faite qu’on annonce dans quinze jours une autre Bohème, avec Pene Pati, au Théâtre des Champs Elysées. L’ouvrage est indémodable. Il est comme le fragilité de la vie, l’effervescence précaire de la jeunesse. Il plaira toujours, dans toutes les configurations./.
- Nixon in China - John Adams - Opéra Bastille - 25 mars 2023.
Choc des civilisations: La vanité dérisoire et bouffonne des rencontres au sommet.
Nixon in China, lors de sa création à Paris au Théâtre du Châtelet en 2012 (déjà monté à Bobigny en 1991) avait laissé un grand souvenir. Moins ésotérique que le fascinant "Einstein on the beach" de Philip Glass, le Nixon de John Adams (Houston,1987), monté par le Chinois Chen Shi-Zheng, avait produit une profonde impression que la parfaite osmose du sujet, de la musique, des voix et de la scène avait portée à une forme d’incandescence jubilatoire (June Anderson, Franco Pomponi, Sumi Jo, Alfred Kim).
La production de Mlle Valentina Carrasco (ex Fura del Baus) à la Bastille va plus loin encore: grands effets certes, esthétique rutilante, images fulgurantes, mais toujours au service d’un discours critique, aiguisé et percutant. L’arrivée d’Air Force One à Pékin: un drône effrayant figurant l’aigle américain, toutes ailes déployées, crocs et bec menaçants. Sous le bureau de Mao (lieu de l’historique rencontre au sommet en 1972), les geôles et les bas fonds des prisonniers qu’on torture. Les tournois de ping pong chino-américains (les rouges contre les bleus): une bataille rangée où les balles de ping pong fusent de toutes parts pour finir par figurer dans la scène suivante les flocons de neige de l’hiver pékinois (Pat Nixon, aussi émerveillée qu’à Disneyland, jouant à cache cache avec un dragon rouge). La seconde partie du spectacle plonge dans les ténèbres de la Chine et des âmes: la pièce de Mme Mao ("Le bataillon féminin rouge") qu’on joue devant les invités américains vire au cauchemar et à l’hallucination et la fiction se confond avec la réalité. Une longue vidéo sur les horreurs de la révolution culturelle au conservatoire de musique de Shanghai précède l’acte III (Last night in Peking) où le sextuor des 6 protagonistes erre dans la nuit des tables de ping pong renversées, en proie au regret du temps qui passe, à la vanité du monde, au souvenir de la jeunesse et des jours heureux, au doute. Les derniers mots de Chou En Lai "De tout ce que nous avons fait, que restera-t-il de bien?"
Le couple vedette, Renée Fleming en Pat Nixon et Thomas Hampson en Dick, moyens vocaux en échauffement au départ, mais vite avantageux, amples, magnifiques, est fascinant de crédibilité, lui, droit comme un I, hâbleur, toujours en sueur, passant son temps à s’éponger, elle, touchante de naïveté et sincérité ("I come from a poor family") mais impeccable et digne First Lady, d’abord fascinée comme une petite fille puis déçue par ce qu’elle découvre en Chine. Mais il y a aussi l’étonnante Mme Mao de Kathleen Kim aux aigus terrifiants et vertigineux ("I am the wife of Mao Tse Tung"), le ténor sonore du Mao bouffi et vieillissant de John Matthews Myers ("The revolution doesn’t last. It is duration"), le Kissinger déjanté de Joshua Bloom (Il joue le rôle du méchant dans l’opéra de Mme Mao), le Chou En Lai aristocratique de Xiaomeng Zhang, et les trois piquantes secrétaires de Mao, préposées aux prises de note et au divertissement du Grand Timonier. Le choeur à l’anglais incompréhensible, revêt dans l’ouvrage une importance particulière, il intervient parfois de la coulisse mais le plus souvent sur scène. Préparés par Mme Ching Len-Wiu, qui doit savoir de quoi elle parle, ils sont les membres du comité central du PCC, les membres de l’Armée rouge, les gardes rouges, les paysans chinois.
John Adams a raison de célébrer partout l’extraordinaire qualité du livret d’Alice Goodman, rédigé en vers rimés à partir du verbatim authentique de la rencontre Nixon/Mao ("Parlons du Vietnam, de Taiwan, du Japon" - "Voyez çà avec le Premier Ministre, moi la seule chose qui m’intéresse c’est la philosophie"). Mais sa musique est évidemment l’incroyable carburant qui alimente la force jubilatoire du spectacle. Dudamel la connait à fond et sa rythmique est à l’évidence entre de bonnes mains. Cette musique n’a rien de minimaliste. Elle est particulièrement sophistiquée, élaborée, inspirée, très marquée par le style répétitif de Philip Glass, mais ce sont des répétitions qui se modulent constamment, se transforment, n’ennuient jamais, stimulent l’audition, tiennent l’auditeur en haleine. La pulsation musicale colore chaque acte d’une teinte et d’une intensité propre, allègre et effervescente au premier acte, nocturne et désabusée au final. Le prélude lancinant ressemble à celui du Rheingold et le final du II éclate en éclairs symphoniques qui rappellent maints passages du Siegfried.
Un grand ouvrage politique, sur la vacuité, les affres, les turpitudes du pouvoir, dans la lignée des Macbeth, Boccanegra, Don Carlo, Boris, Khovantchina, Ring … une plongée au fond de l’identité des civilisations, au coeur de notre actualité ("Où sont nos amis, où sont nos ennemis?")
Énorme succès en ce soir de première. Public en joie. John Adams en guest star aux rideaux est acclamé et la salle est debout./.
- Tristan und Isolde - Opéra Bastille - 17 janvier 2023
Manifeste interracial en faveur de l’amour libre
Dans la ligne de la mixité ethnique préconisée par nos édiles et par M. Neef lui même, cette sixième reprise de l’indémodable Tristan vu par =Peter Sellars et Bill Viola (2005)= voit surgir cette année sur la scène de la Bastille une forte composante de chanteurs afro-américains dont plusieurs font leur début à Paris: il y a l’Isolde de =Mlle Mary Elisabeth Williams=, le Kurwenal de =M. Ryan Speedo Green= et le Marke de =M. Eric Owens= (apparu la dernière fois à Paris il y a 24 ans en Sprecher de la Flûte Enchantée!). Il y a aussi des nouveaux et quasi inconnus du côté de Tristan lui même, le suédois =Michael Weinius= (déjà entendu à Bastille dans l’Erik du Holländer), de la Brangäne =d’Okka von der Damerau= (entendue l’été dernier dans le Ring de Bayreuth) et le Melot de =Neal Cooper=. Ajoutons pour corser l’affaire que l’Isolde de Mlle Williams, à peine expérimentée à Seattle, et le Tristan de M. Weinius qui l’a donné il y a quelques temps à Zürich sont quasiment des prises de rôle, ce qui donne une idée de la prise de risques maximum assumée par la direction. Tout ce petit monde est placé sous la férule de =M. Dudamel=, directeur musical de l’Opéra et seule star véritable de la soirée. Il a expérimenté son affaire avec une partie de l’équipe à Los Angeles pendant différentes journées en décembre dernier (The Tristan Project).
Le résultat n’est pas totalement convaincant car la cohérence de l’ensemble laisse clairement à désirer. Il y a ceux qui s’en sortent haut la main, à commencer par =M. Dudamel= lui même. Il tient son orchestre avec fermeté et çà ne plaisante pas dans les rangs. Même le pupitre des cuivres habituellement dissident, fantaisiste (et parfois hideux), consent au jeu de l’harmonie. Le chef mise sur un tempo solennel et son Tristan n’est pas loin de battre le record de longueur du Tristan de Toscanini à Bayreuth (4h15 en 1930). Mais ce qui frappe le plus dans son orchestre c’est l’alternance spectaculaire des contrastes entre les piani quasi imperceptibles (le début du prélude) et les dėchainements tempétueux.
Franchir la barre sonore de la fosse n’est pas toujours une mince affaire pour nos nouveaux venus. Le Tristan de =M Weinius=, pourtant vaillant dans sa périlleuse agonie de l’acte III, parait rapidement dépassé d’autant que son embonpoint ne le rend guère crédible en héros sublime. Le Marke de =M Owens= malgré son bel uniforme de haut gradé passe inaperçu. La Brangäne de =Mlle von der Damerau=, hélas affectée d’un perceptible vibrato, est d’autant plus sonore qu’elle intervient principalement depuis la salle, perchée sur l’un des balcons, comme le pilote, les choeurs et fanfare du premier acte, le pâtre du troisième avec son cor anglais (procédé bateau qui apparait comme la seule faiblesse de cette production).
Le cas de =Mlle Williams= est particulier. Membre de l’Atelier Lyrique, elle a été une Abigaille célébrée à Lille puis à Dijon. Son Isolde détonne par son look de Black Panther qui fait plus penser à Angela Davis qu’à une princesse d’Irlande. Mais les moyens sont grands et elle en use avec éclat notamment pendant son interminable crise d’hystérie et ses imprécations du premier acte où son tempérament incendiaire et déconcertant fait merveille. Elle sera timidement huée aux saluts du deuxième acte puis au final par des voix tombées du dernier balcon qui, sans doute, s’attendaient à retrouver ici le sosie à nattes blondes de Germaine Lubin ou de Viviane Romance.
Le seul qui fasse vraiment l’unanimité ce soir c’est en définitive le Kurwenal somptueux et chaleureux de =M Ryan Speedo Green=, noir américain de grande classe venu de Floride.
Le tout est magnifiquement emballé dans la nuit minimaliste de M Sellars, revenu personnellement remonter son spectacle, et dans la lumière de la vidéo hiératique et inoubliable de Bill Viola. On ignore toujours comment ils s’y prennent pour faire apparaitre la lune dans les nuages au moment précis où Brangäne entame le chant de ses appels.
La salle encore peu remplie la veille a été habilement meublée par des groupes de dernière minute appelés à la rescousse. Quelques notables évoluent au rang 15 pour saluer M Sellars. Devant nous (rang 20) deux jeunes malheureuses s’affalent d’ennui sur leur fauteuil et disparaissent au dernier acte. Applaudissements polis au final sans enthousiasme excessif./.
Non! Le Grand Guignol ne sied pas à la princesse Salomé!
Salome - Opéra Bastille - 21 octobre 2022
La Salomé d’Oscar Wilde, mise en musique par Richard Strauss en 1905, est un chef d’oeuvre de perversion, de raffinement, de cruauté et de décadence fin de siècle. L’oeuvre et la musique y parlent d’elles mêmes en mêlant dans une même conflagration amoralité et pureté, sainteté, érotisme et crime.
Mais Mlle Lydia Steier, metteuse en scène, a un message personnel à faire passer. Elle a jugé que le sens de ce chef d’oeuvre ne serait pas assez clair pour le public parisien si elle ne mettait pas les points sur les I pour dénoncer les turpitudes supposées du monde contemporain. Elle a donc choisi d’en rajouter une couche en multipliant sur la plateau les scènes d’orgie, de masturbations, de viols, de meurtres, de sexe bien sanglant avec une faune bigarrée, copiée du Satyricon de Fellini, qui passe son temps à se trémousser, le petit doigt en l’air comme dans La Cage aux Folles et où pullulent les bas résilles, les perruques outrancières, les seins à l’air et les dégoulinades d’hémoglobine. La presse bien pensante dans sa fausse innocence nous annonce un "choc". Mais en réalité il s’agit d’un "Pschit" car cette accumulation tourne rapidement au grand guignol, au grotesque et à l’ennui. Et la cruelle et venimeuse puissance de l’opéra de Strauss, si naturellement percutante et acérée, s’écrabouille lamentablement sur la scène de la Bastille. Le moment le plus ridicule est le final à la sauce Steier: Salomé, enlacée par Jean Baptiste (qui est ressuscité et a retrouvé sa tête), s’élève dans les cieux avec la cage du Saint, comme une vision saint sulpicienne de l’amour véritable. Un sommet de niaiserie et de platitude neo-féministes. Et évidemment ce n’est pas Salomé qui sera tuée dans les dernières mesures ("Man töte diese Frau!") mais Hérode, le grand coupable. Voilà.
L’interprétation musicale et vocale sauve-t’elle le spectacle? Il faudrait dire non, si on était très exigeant. Mais installé au rang quatre de la Bastille, derrière la fosse, on a droit ici à une acoustique particulière qui n’est sans doute pas celle du fond de salle ou des balcons. L’orchestre de Simone Young (son Lohengrin il y a 30 ans à Vienne) est envahissant, lourd et omniprésent. Le pupitre des cuivres qui semblait l’autre jour s’être finalement rangé aux exigences de l’unisson et de la symphonie semble de nouveau faire cavalier seul. Le mur sonore qui s’élève devant nous est un rempart qui éteint certaines voix.
Celle du Jochanaan de Ian Paterson est inaudible. Celle de Mme Mattila en Herodias (son Elsa, sous l’ère Gall), faux seins à l’air, n’est plus que bribes et beaux cris ruinés. La Salomé de Mlle Elza van den Heever est vocalement impeccable et percutante, mais l’actrice, telle qu’elle est affublée et dirigée, figure enfarinée, bottes de chasseur au pied, port rigide et costaud, chevelure noire sur les épaules (on dirait l’Indien muet de "Vol au dessus d’un Nid de Coucou") n’est pas crédible pour un sous. Elle fait peur et ne séduit pas. Où est la "princesse lunaire aux pieds d’argent, le papillon blanc, la colombe immaculée, le narcisse agité par le vent" telle qu’on l’a vue à Salzburg, en la personne d’Asmik Grigorian se baignant dans un lac de lait? Le seul qui s’en sorte vraiment c’est l’Herodes sonore, exubérant et lubrique de John Daszak, déjà goûté à Salzburg (il apparait bizarrement coiffé avec l’immense diadème de plumes de Montezuma, conservé à Vienne). Plein de seconds rôles très bien tenus. Des gardes, un Narraboth, un page, tous très sexy.
On reste évidemment encore sous le coup de la Salome diamantine et étincelante de Salzburg (2018) produite par un Castellucci hors normes, inspiré, totalement en dehors des sentiers battus sur l’immense scène de la Felsenreitschule, ce qui ne peut manquer d’altérer notre jugement. Mais force est de reconnaitre qu’entre Salzburg/Castellucci et Paris/Steier c’est le jour et la nuit. Le même gouffre qui sépare une vision de poète et le terne étalage de la débauche la plus crue. L’exigence et la facilité. L’art et le marketing./.
Parsifal - Bastille - 31 mai 2022
L’Esprit Saint ne souffle toujours pas sur un Parsifal sans inspiration
La production formica/ripolin/survets, fort laide, de M. Richard Jones n’ayant pas changé depuis 4 ans, reprenons ce qu’on en disait en 2018 lors de sa création:
=== "C'est bien joli de vouloir évacuer tout le mystère de Parsifal mais Parsifal c'est justement un Bühnenweihfestspiel, une oeuvre sur le mystère, le sacré, la transcendance. La ravaler vers le bas de gamme c'est se heurter à un mur car tout dans cette musique, dans ce texte, dans cette histoire nous parle inlassablement du sacré, de sa place dans l’humanité et de son mystère. Dans ce prytanée militaire rigide et déchristianisé (impressionnante structure sur roulettes qui nous en dévoile les dépendances impeccablement ripolinées dans le goût des années 50) où les disciples en survêtement sont menés à la baguette sous l'effigie du maitre des lieux (ils lisent frénétiquement un épais recueil bleu EU dont le titre "WORT" apparait en grosses lettres), on ne comprend rien de ce que viennent faire ici la souffrance d'Amfortas, Kundry qui a ri au pied du Christ en croix, Klingsor le renégat, transformé en jardinier OGM, ni le Graal, la sainte lance, le Vendredi Saint, la mort, la rédemption, la compassion, le baptême, ni Parsifal lui même. Avec Warlikowski et (parfois) Tcherniakov, Richard Jones fait partie de ces metteurs en scène en vogue qui évacuent le sens des oeuvres au lieu de les assumer et de les faire grandir. Son Lohengrin Ikea à Munich, son Rosenkavalier petit bourgeois à Glyndebourne donnaient le ton. Cette esthétique grisailleuse et prosaïque (l’Enchantement du Vendredi Saint est une nuit noire comme l’encre) plait à cette partie du public dépourvu de références culturelles et qui se repait d'images simplistes et mornes tirées de la vie quotidienne ou des séries TV. "===
Le comble est atteint avec la niaiserie du final où tandis que le choeur nous donne à entendre une ultime fois le thème de l’Amen de Dresde, Parsifal quitte les lieux avec Kundry (qui ne meurt pas), suivis par les prétendus serviteurs du Graal qui laissent tout en plan, y compris Amfortas (il meurt, pourtant guéri par la sainte lance) et Titurel gisant dans son cercueil. La vérité parait hélas assez claire: M. Jones n’aime pas Parsifal et il tient à nous le faire savoir.
Heureusement il y a la musique et la fosse pour nous élever dans le mysticisme étrange et inquiétant du dernier ouvrage de Wagner. L’orchestre (déjà dans Elektra) paraît transfiguré. Dudamel aurait-il fait le ménage au sein de quelques pupitres récalcitrants, notamment dans ces cuivres naguère problématiques? La symphonie est ici admirable, le son dense, incarné, vivant et palpitant, à mille lieux du Parsifal de 2018 où Jordan avait privilégié la transparence, la légèreté, le nimbe debussistes. Mme Simone Young qui officie au pupitre (souvenir de son Lohengrin à Vienne il y a 25 ans!) y est peut-être aussi pour quelque chose. Son tempo souple mais assuré parait adéquatement mené pour rendre justice à la solennité requise et éviter le risque de la vacuité et de la prétention ("Schleppen Sie nicht": 5h). Le choeur de Mme Ching Lien Wiu, étagé sur scène, dans les cintres, et jusque dans les hauteurs de la salle, fait grande impression et les cloches électroniques de Montsalvat retentissent avec classe.
On retrouve avec bonheur le Gurnemanz inlassable de Kwangchul Youn, entendu maintes fois à Bayreuth et qui n’a rien perdu de son souffle inépuisable et de son onctuosité balsamique. Simon O’Neill, déjà Parsifal à Bayreuth avec Stefan Herheim, fait partie de ces ténors à voix claire et aux aigus limpides qu’on aime entendre dans le rôle de l’ingénu au coeur pur. Ses rondeurs adolescentes et pataudes rendent son personnage touchant de crédibilité et d’exactitude. La Kundry de Prudenskaya (Vénus à Berlin avec Barenboim) impressionne plus dans la véhémence de ses imprécations de femme blessėe que dans ses minauderies de séductrice où M. Jones qui l’affuble d’un ridicule petit chapeau orange et d’une robe rose ne l’aide en rien. Le Klingsor de Falk Struckmann en jardinier déjanté et ses filles fleurs en épis de maïs lubriques sont plus rigolos qu’inquiétants. Quant à l’Amfortas de Brian Mulligan, c’est bien simple, il perd sa voix au I et sera chanté au III par Tómas Tómasson, venu à la rescousse. Beaux graves de Titurel, un peu perdus dans l’immensité de la Bastille (Reinhard Hagen).
Depuis la production de l’ère Liebermann (Everding, Vickers), Paris a systématiquement raté ses Parsifal (Vick, Warli, Jones) qui ne font jamais long feu. A la prochaine…/.
Nuit à Mycènes - Elektra - Bastille - 26 mai 2022
Nuit mycénienne à l’Opéra Bastille - 26 mai 2022
Les productions de Robert Carsen ne vieillissent pas. Elles restent intemporelles. Cette Elektra a presque 20 ans. Créée à Tokyo en 2005, passée par Florence et montrée à Paris en 2013, elle est d’un dénuement, d’une épure et d’une ardeur qui concentrent la puissance du drame à un degré de tension presqu’insupportable, dans un espace immense et sombre que seuls le chant et la musique peuvent remplir.
Ici pas de containers recyclés, pas de cageots en plastique, pas d’étalage d’hémoglobine, pas de jean/baskets ni de lunettes noires sur les yeux. Comme dans l’Iphigénie (juin 2019) du Théâtre des Champs Elysées (ombramaifu.simdif.com) on est dans le tombeau des Atrides. La tombe d’Agamemnon est fraîchement creusée. Elektra en retire même le cadavre du roi assassiné pour l’enlacer lors du premier monologue. La tombe où on descend sert aussi de porte d’entrée dans le Palais. Clytemnestre, Egisthe, Oreste y pénétreront tour à tour pour que s’accomplisse le sacrifice final (très beaux cris d’effroi lors du massacre du couple assassin). Tuniques noires (sauf la mère et l’amant qui sont d’un blanc étincelant), bras nus, chevelure noire, choeur antique de suivantes qui relaient et amplifient les angoisses et tourments d’Elektra dans une chorégraphie muette, lancinante et irrémédiable qui annonce Cristal Pite. Ce rituel implacable et quasi religieux, magnifiquement éclairé des lumières rasantes de Bob lui-même, sied à Sophocle, Hofmannsthal et Strauss bien plus que le déballage plébéien et hirsute qu’on inflige aujourd’hui aux scènes contemporaines. On est ici dans le domaine du sacré, l’histoire qui se joue est immémoriale, pas question de la rėduire à un fait divers banal et sans portée comme on s’y emploie volontiers de nos jours.
Les trois femmes qui investissent le plateau sont toutes admirables à des degrés divers et portent le chant straussien vers les hauteurs. On y découvre Christine Goerke qui a débuté ici en mozartienne à la fin des années 90 il y a plus de vingt ans (Vitellia, Elvira, Elettra). Outre son gabarit vocal incontestable cette Elektra impressionne par la profondeur de ses graves de bète blessėe plus que par l’ardeur rayonnante de ses aigus. Et il semble parfois qu’au registre medium la voix se fasse plus discrète. Ses confrontations avec la Chrysothémis d’Elza van den Heever (Elisabetta au Met en 2013 - la meilleure voix de la soirée) donnent lieu entre sopranos à des moments de splendeur vocale comme seul Strauss permet d’en entendre. L’entrée en scène de la Clytemnestre d’Angela Denoke (Emilia Marty - Salzburg - 2011), corole blonde étalée sur un lit d’apparat d’une candeur immaculée, porté à hauteur d’homme par le choeur noir des suivantes, est un superbe et grandiose moment de théâtre. Mais cette Clytemnestre, comme celle de Waltraud Meier, parait trop belle pour être vraiment haissable. Elle inquiète mais n’effraye pas. La composition d’Astrid Varnay vue autrefois à Garnier, fauve hagard et farouche couverte d’or et de pierreries, nous hantera toujours.
L’arrivée d’Oreste, impassible et marmoréen, son ombre déployée sur la voute noire du tombeau, fait retentir enfin dans ce concert de femmes une voix vraiment mâle (Egisthe, Kenneth Riegel, n’étant selon le livret qu’une femmelette). Wagnérien émérite, c’est le sonore et percutant baryton de Tómas Tómasson qui fait ici ses débuts à Paris et rend justice au passage le plus poignant de l’ouvrage (il est de bon ton de verser quelques larmes à cet endroit), avec la complicité du vieux serviteur (Philippe Rouillon) qui fut lui-même naguère Oreste sur cette même scène. La hache du crime est déterrée et brandie par Elektra aussitôt imitée par la cohorte de ses suivantes qui dissimulent autant de haches dans leur dos. C’en est fait du couple félon.
Dans la noirceur générale, la fosse de la Bastille, sous la baguette du nouveau venu Case Scaglione qui a pris ce soir la suite de Semyon Bychkov, resplendit d’un éclat qu’on est heureux d’entendre. Le tranchant y est mené avec une sûreté implacable. La souplesse du rythme viennois s’y fait insidieusement perverse. On admire particulièrement le rougeoiement de braise du pupitre des bassons qui grondent sauvagement pendant une bonne partie de la soirée alimentant le brasier dans tout l’orchestre jusqu’au célesta qu’on entend retentir incidemment. Cette musique de 1909, comme celle du Barbe Bleue de Bartok à la même époque (1911), nous annonce toute entière les angoisses, les peurs, les violences et les drames du siècle à venir. On tremble avec elle.
Reste une question toujours sans réponse: que devient Chrysothemis après cette terrible histoire?./.
Berg - Wozzeck - Opéra de Paris - 10 mars 2022.
Ce Wozzeck venu de Salzburg puis passé par New York, on l’avait manqué en 2017 à la Haus für Mozart. Il avait fait grand bruit dans le cadre pourtant limité et restreint du Kleines Festspielhaus où son ambition visuelle pouvait paraitre envahissante. Dans la jauge de la Bastille le dispositif de William Kenntridge éclate de mille feux à l’image de l’esprit du pauvre Wozzeck en proie aux hallucinations à répétition. Le feuillet du programme que l’ouvreuse vous remet à l’entrée nous l’explique par une citation tirée de l’acte II ("L’Homme est un abîme. La tête vous tourne quand vous regardez dedans").
Quand on découvre, rideau levé, l’installation foutraque plantée sur la scène par Sabine Theunissen, la décoratrice, on pense d’abord au décor tiers mondiste, délabré et avachi présenté par Schlingensief pour son Parsifal de Bayreuth. Mais ici, le délire visuel qui va suivre ne déborde pas dans tous les sens et n’est pas qu’une succession d’idées sans lendemain. Le propos est au contraire d’une cohérence implacable, parfaitement maitrisée. Les images que projette William Kenntridge, artiste multiforme, mais principalement graveur et dessinateur, sont celles de la guerre, du désastre, de l’effondrement, de la dévastation, de l’inhumanité. On devine l’influence des expressionnistes allemands de l’entre deux guerre (créé en 1925, le Wozzeck de Berg a été composé à partir de 1912), celle d’Otto Dix et aussi celle d’Anselm Kieffer, dont les oeuvres montrent un monde noir, funèbre et sinistre. L’actualité de la guerre russe contre l’Ukraine s’impose avec une violence immédiate. Les 7 représentations de ce Wozzeck sont dédiées aux victimes de la guerre, nous dit l’Opéra de Paris. Le tambour Major de John Daszak porte un brassard jaune et bleu aux couleurs de l’Ukraine. Ces images fantasmagoriques qui d’un tableau à l’autre, modifient constamment l’aspect et l’ambiance de la scène ne sont jamais gratuites et apparaissent toujours en connivence étroite avec la musique et le chant. C’est en réalité une plongée sans fond dans l’univers psychique, agité, noir et confus, de Wozzeck.
Dans cet amas de ruines d’une noirceur informe bat le coeur d’une humanité souffrante, traumatisée et bafouée. Les personnages sont les seules tâches colorées du spectacle : la robe rouge de Marie, la tenue verte de Wozzeck, le plumet du Capitaine, l’uniforme blanc du tambour major, la blouse immaculée du médecin. La vie, avec ses rêves et ses bassesses, qui au fond du désastre persiste à exister. L’enfant de Wozzeck et Marie est une marionnette, comme l’enfant de Cio Cio San dans la Butterfly de Minghella. La Marie d’Eva Maria Westbroek est magnifique de présence physique et vocale et son soprano chaleureux irradie d’une chaude sensualité. L’ample baryton du Wozzeck de Johan Reuter, chanteur qu’on découvre ici, offre une figure juvénile et touchante au soldat traumatisé, hagard et méprisé. A leur côté, les représentants de la hiérarchie stupide et sûre d’elle, le capitaine de Gerhard Siegel, le tambour major de John Daszak, le médecin de Falk Struckmann, tous professionnels éminents, composent un irrésistible trios d’arrogants, sonores et pitoyables mâles prétentieux. Le fou d’Heinz Göhrig, l’Andres de Tansel Akzeybek, la Margret de Marie Andrée Bouchard, complètent magnifiquement, avec quelques compagnons et soldats, une distribution infaillible.
Sous la baguette experte, métronomique, acérée et tendre à la fois, de Mme Susanna Mälkki, l’orchestre de l’Opéra (et le choeur, enfin presqu’entièrement démasqué) font grande impression. Seule la section des cuivres, ici largement sollicitée, persévère depuis des lustres à vouloir faire bande à part dans l’orchestre et à se distinguer, non seulement en repoussant toute tentative d’adhésion sonore avec la formation, mais aussi en nous infligeant des stridences qui sont parfois à la limite de la vulgarité. On ignore si le joueur d’accordéon de l’Acte II est un membre de l’orchestre ou un extra engagé pour la circonstance. La partition d’Alban Berg est un miracle de savante écriture musicale avec ses quinze scènes composées chacune selon des formes spécifiques. Mais le vrai miracle c’est que cette incroyable sophistication ne ruine jamais l’essentiel: le chant et la déclamation d’une parcelle d’humanité misérable et éternelle ./.
La Khovantchina - Opéra de Paris - 15 février 2022
Pas de quartier au Kremlin.
Cette Khovantchina, on l’avait vue lors de sa création à Paris en 2001. Elle a plus de vingt ans. Mais elle impressionne toujours, par la profondeur de son sujet historique (traditionalistes et progressistes dans la Russie de Pierre le Grand), par sa musique (abyssale), par sa mise en scène éclatante, noble et funèbre (costumes d’époque: une rareté sur les scènes d’opéra!). Elle remporte un immense succès dans la salle de la Bastille en dépit des contraintes pandémiques qui rendent la soirée aléatoire. Au lever de rideau on nous annonce qu’Anita Rashvelishvili, défaillante, est remplacée par Yulia Matochkina et que le Prince Golitzine de John Daszak sera chanté sur le côté de la scène par Vassili Efimov, partition en main, et joué par un acteur muet. Outre les choeurs, tous masqués, plusieurs solistes ont choisi de porter un masque, tels l’Ivan Khovanski ou le Dofisei, pour des raisons qu’on ne nous explique pas (sont-ils porteurs du vibrion ou craignent-ils d’être contaminés par leurs camarades?)
Moussorgski n’ayant laissé de sa Khovantchina qu’une version pour clavier et voix, l’oeuvre a été successivement orchestrée par Rimsky Korsakov (qui l’a mutilėe), par Stravinski, par Ravel et par Chostakovitch qui a laissé dans les années 1950 la version la plus fidèle qu’on entend ce soir à Paris. Sous la gestuelle généreuse et aimante d’Hartmut Haenchen (alternant baguette et mains nues, encourageant les choeurs avec ardeur), la fosse de la Bastille résonne avec grandeur et faste, les cloches du Kremlin retentissent d’un sombre éclat et on entend même à l’acte III le scintillement prolongé mais inattendu d’un célesta (Modest aurait-il eu lui même cette idée?). Le choeur considérable de Mme Ching-Lien Wu (hélas masqué de manière disparate), streltzy, boyards, vieux croyants, soldats du tsar, gens du peuple, est d’un engagement exemplaire et grandiose. On ne peut que se souvenir avec commisération du choeur anémique de l’ère Mortier (le Parsifal de Warlikowski!).
La distribution, jusqu’aux plus petits rôles, est d’une qualité et d’une homogénéité remarquable. Bien sûr, on est fasciné par les deux basses de service (Khovanski/Ivashchenko, et Dosifei/Belosselskly) dont les altercations monumentales renvoient aux affrontements verdiens de Philippe II et du Grand Inquisiteur. Mais on a un faible pour le Chakloviti de Nikitin qui nous chantera d’un baryton poignant dans le seul air de la soirée les malheurs de la Russie à l’acte III. La Marfa au mezzo tendre de Matochkina qui surgit in extremis pour sauver la soirée ne sort pas de la dernière pluie. Habituée du Met et de Berlin, c’est la Marfa du Marinsky qu’elle a chanté en concert l’an dernier à la Philharmonie de Paris, Marfa juvénile, humaine, touchante, pleine de doutes, à cent lieux des Marfa plantureuses et vindicatives qu’on nous sert souvent. Il faudrait citer les 10 autres solistes (!) qui sont tous impeccables et saluer à travers eux le soin qu’apporte la Grande Boutique à ses distributions, jusqu’au plus modestes comparses.
Andrei Serban, qu’on ne voit plus souvent sur nos scènes (Les Contes d’Hofmann à Vienne, Cellini à NY, Lucia et Otello à Bastille) a conçu avec un goût de grand professionnel une production d’une grande force visuelle, à la fois sobre et luxuriante, très bien remontée: les remparts noirs du Kremlin, les clochers dorés de la place des Cathédrales, les uniformes rouges des Strelzi et des Khovanski, les tenues noires puis blanches des vieux croyants/martyrs, tout sur scène fait écho à la musique de Moussorgski, sombre, lumineuse, rutilante, qui vous prend à la gorge de la première à la dernière note. Pas de costumes cravates, pas de jean baskets, pas de kalashnikovs, pas de containers recyclés, pas de vidéo, pas de néons, pas de caisses en plastique. Saisissante scène finale de l’autodafé au milieu de laquelle surgit le jeune, arrogant et impérieux Pierre le Grand. Les tenants de la Vieille Russie sont écrasés, exterminés, broyés, anéantis. Un message pour nos temps de doutes, d’interrogations et de désespoir?/.
Alcina - Haendel - Palais Garnier - 6 décembre 2021.
La musique de Haendel ayant habituellement l’ennuyeux effet de nous plonger dans une torpeur profonde, nous sommes venus voir cette Alcina principalement pour la production de Robert Carsen, qu’on a jamais vue, pour découvrir Mlle de Bique dont on fait grand cas, et pour retrouver le Palais Garnier où on n’a pas remis les pieds depuis fort longtemps.
L’Alcina selon Robert Carsen date de 1999 mais elle reste, remontée par M. Christophe Gayral, d’une élégance intemporelle épurée mais vivante où il est difficile de distinguer rien de fané sauf si on veut faire montre de mauvaise foi. Certes, certains beaux esprits pourront toujours regretter l’absence de cageots en plastique, containers recyclés, kalashnikovs et dégoulinade d’hémoglobine, tellement en cours dans le théâtre un peu déglingué et lourdingue d’aujourd’hui. La production de M. Carsen, outre sa rigueur esthétique, totalement en phase avec la partition, offre la grande vertu de rendre lisible et animée une intrigue d’une grande confusion tirée de l’Arioste, mêlée à un goût du travesti et du marivaudage sophistiqué, caractéristique du XVIIIè siècle et où les tunnels haendéliens s’enchainent avec délice. L’action est resserrée dans les imposants salons du palais d’Alcina où les hautes portes, selon un gimmick typiquement carsenien, s’ouvrent sur des fonds de forêts verdoyantes (comme dans son Lohengrin) ou sur des enfilades interminables d’autres salons (comme dans son Cappricio). Morgana, la soeur, est devenue la servante d’Alcina et Oronte son majordome. Le personnage annexe d’Oberto a été purement et simplement supprimé (quelques airs et pages de musique en moins mais on en a quand même pour 4 heures). Depuis Mefistofele (NY), en passant par Dialogues des Carmélites (Vienne), jusqu’à la Russalka de Paris et l’Iphigénie du Théâtre des Champs Elysées, il n’est pas d’interventions scéniques de Carsen qui ait déçu.
Mlle Jeanine de Bique, nouvelle venue sur la scène de l’Opéra de Paris et gloire montante de Trinité Tobago, nous compose une Alcina de grande allure, onduyant sur scène telle une liane, tour à ensorcelante, inquiétante, déchirante, déployant un soprano qui, s’il manque parfois de projection et de tonus, sait se charger d’émotions intenses dans chacune des notes. Le timbre est d’une rare couleur cuivrée et comme dans un grand cru on devrait y discerner des notes chocolatées sur un fond d’amertume et d’agrumes. Elle a un port de tragédienne que la gestuelle de ses longs bras rend encore plus saisissant. Plus enclin au lamento qu’à l’imprécation, son art culmine dans la longue déploration du deuxième acte ("Ah! Mio cor, schernito sei") où on la devine prostrée et noyée dans l’obscurité et dans le chagrin, scène qui nous rappelle Callas dans la Norma parisienne de 1965, pleurant dans l’ombre sur le sort de ses enfants. La salle l’écoute sans un bruit.
La cour qui évolue autour de cette reine trahie est magnifique. Sabine Devieilhe, pimpante Morgana, devenue soubrette, est réjouissante de bonne humeur et étincelante de santé vocale, éclatante de vocalises. Gabriel Arquez est un Ruggiero pétaradant qui nous envoie au III un "Sta nell’Incarna" particulièrement enlevé, magnifiquement accompagné par le cor naturel du Balthasar Neumann Ensemble. La Bradamante de Roxana Contantinescu réussira l’exploit de chanter son air tout en se déshabillant pour troquer sa tenue de garçon, revètir une robe, enfiler des chaussures à talon, libérer sa chevelure de fille. Les deux seuls garçons de la bande, l’austère Melisso de Nicolas Gourjal, et le vindicatif Oronte de Rupert Charlesworth, sont aux petits oignons.
Dans une fosse surélevée, Thomas Hengelbrok et son Balthasar Neumann Ensemble emportent nos solistes et le choeur (2 interventions fugitives) dans un rubato tendre et velouté (quel diapason?) d’où émergent le cor splendide qui accompagnera le chant intrépide de Ruggiero et la flûte boisée qui colorera le "Mi restano le lagrime" de la pauvre Alcina.
Revenir au Palais Garnier où tant de souvenirs fabuleux nous accompagnent est un intense moment d’émotion. On avait oublié qu’ il fallait s’enfoncer dans un long couloir souterrain feutré, écarlate, sombre et étroit avant de déboucher au parterre. Un itinéraire initiatique, déstabilisant et mystérieux entre deux mondes, entre les marbres du monde extérieur et les ors de la salle. Un passage obligatoire pour émerger dans la magie du théâtre et de la musique./.
L’Elixir d’Amour - Opéra Bastille - 2 novembre 2021
L’élixir des Iles Samoa
Cet Elixir d’Amour on l’avait déjà vu ici sur cette scène de la Bastille en 2018 avec le couple miraculeux Oropesa/Grigolo (voir ombramaifu.simdif.com). La production de Laurent Pelly et Chantal Thomas qui date de 2006 et qui a déjà été remontée 5 ou 6 fois nous avait mis aux anges, comme tous ceux qui ont eu le bonheur de la vivre depuis 15 ans. Y a t’il dans le monde une production qui fasse autant l’unanimité que cet Elixir d’Amour de Paris et qui plonge si efficacement chaque soir le public dans un tel état de grâce, de béatitude et d’euphorie? Ce soir on y est revenu pour découvrir le nouveau miracle vocal des scènes lyriques, le jeune Pene Pati, éclos dans les Iles Samoa, fructifié quelque temps à l’Opéra de San Francisco après avoir ravi les juges du concours Opéralia en 2015 où il a décroché le second prix et le prix du public. Il est passé par Bordeaux et après l’Opéra Bastille ce sont Vienne, Berlin, Moscou, Naples qui l’attendent. Autant dire qu’on ne pouvait pas résister à venir découvrir pareil trésor, pas plus qu’on n’avait résisté à venir réécouter à Vérone en septembre dernier dans Nabucco la jeune gloire d’Oulan Bator, Amartuvshin Enkhbat, qu’on avait entendu déjà dans le Charles Quint d’Ernani au Théâtre des Champs Elysées. Le temps des scènes lyriques est passé à l’exotisme mondialisé et quand les talents nouveaux nous proviennent de contrées aussi improbables que la Mongolie extérieure ou les Iles Samoa (198 000 habitants), il est impossible de faire la fine bouche.
Dès qu’il déboule sur la scène, 10 secondes après le lever de rideau, le sémillant fils des Samoa nous gratifie d’un festival ininterrompu de pirouettes, escalades de bottes de foin, trémoussements, et galipettes, sensées nous montrer la tendre et juvénile niaiserie de Nemorino. C’est parfois un peu excessif mais somme toute plutôt convaincant. Cette joie communicative d’être sur scène, cette générosité sans limite et cette envie de faire plaisir vont d’autant plus droit au coeur que ces démonstrations de vitalité sont entrecoupées d’authentiques moment de désolation et de désespoir amoureux d’une sincérité tout autant désarmante. L’agilité vocale est du même acabit. Les premières notes révèlent aussitôt un grain chaleureux, clair, ensoleillé et puissant, très au dessus des normes habituelles. La projection est d’une naturelle et saine efficacité (rang 19). Les aigus éclatent de lumière. Le souffle est long, le legato accompli. La maitrise des moyens est assumée car ce ténor a le sens des nuances, des couleurs, des intensités. Bref l’élixir c’est lui, bien plus que le breuvage du Docteur Dulcamara, fût-il du Bordeaux. La magie culmine dans Una Furtiva Lagrima qu’il commence d’abord comme une plainte à peine audible dans l’obscurité de la scène, plainte qui, dans le souffle du chant, s’enfle d’espérance et de lumière puis s’éteint au final dans un diminuendo d’une longueur surnaturelle. Aucun bruit dans la salle, aucun mouvement. L’auditoire est comme tétanisé par un sortilège. Le moment est intense et les ovations seront à la hauteur de la prestation.
Autour de lui les camarades du jeune Pati sont excellents. On retrouve, sorti tout droit de son Amonasro de Vérone en septembre, l’inénarrable Dulcamara d’Ambrogio Maestri qu’il promène avec ses rondeurs et son entregent sur toutes les scènes du monde, en véritable légende du chant italien. Il officiait déjà dans ce même rôle ici même en 2006. L’Adina de Sydney Mancasola, remise de ses indispositions (elle a été remplacée pendant une dizaine de soirées) ne manque pas de charmes, dès que sa voix, en dépit d’un brin d’acidité, enfin échauffée, libère ses aigus et lance ses vocalises. Elle ne parvient pas cependant à effacer le souvenir marquant que nous a laissé Lisette Oropesa en 2018. Le Belcore de Simone del Salvio et la Giannetta de Lucrezia Drei sont épatants, comme le petit chien dont le nom n’est pas crédité et qui traversera deux fois la scène de la Bastille au triple galop dans l’allégresse générale.
On a ce soir dans la fosse en la personne de M. Leonardo Siri un nouveau chef qui n’officiera que pour les deux dernières représentations. C’est un fin connaisseur de l’Elixir qu’il a déjà dirigé un peu partout en Italie. Et sous sa baguette, l’orchestre paraît enjoué, délicatement primesautier et gai. La trompette sonne avec panache l’arrivée sur scène du Docteur Dulcamara, le hautbois d’Una Furtiva est tendre à souhait. Les choeurs de M. Di Stefano résonnent avec allégresse. En vérité l’euphorie dans la fosse, sur la scène, dans la salle, est générale. Miracle d’une production miraculeuse? Miracle d’une musique miraculeuse, composée en 1832 en 14 jours? Le triomphe final est total, le public ne veut pas lâcher les artistes, les saluts de Pene Pati soulèvent d’interminables ovations. Bonheur total./.
OEDIPE A PARIS
- Oedipe - Opéra Bastille - 14 octobre 2021
"J’étais coupable avant même d’être né"
Oedipe d’Enesco on l’avait vu et entendu à Salzburg en 2019 monté par Achim Freyer et on en était sorti fort impressionné par la noblesse, la grandeur, la luminosité de l’ouvrage (1936). 85 ans après sa création, l’Opéra de Paris relève le gant avec audace et panache pour révéler au public parisien un authentique et puissant chef d’oeuvre du XXè siècle.
On y retrouve deux des artisans majeurs du succès de la création à Salzburg: l’immense Christopher Maltman qui porte sur ses épaules le rôle écrasant d’Oedipe et le chef Ingo Metzmacher qui voue un amour sans limite à cette partition. A Paris, Alexandre Neef a eu l’heureuse idée de faire appel pour la circonstance au metteur en scène franco-libanais Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline, spécialiste de Sophocle dont il a monté les deux "Oedipe" à plusieurs reprises. Ce n’est pas sa première incursion dans le monde de l’opéra. Il a mis en scène L’Enlèvement au Sérail à Toronto et à Lyon. Le résultat ici est magnifique et ensorcelant. Le monde étrange, poétique, merveilleux et intrigant qu’il recrée sur scène, avec les lumières magiques d’Eric Champoux, les costumes chamarrés d’Emmanuelle Thomas, nous plonge dans la nuit des temps. Ici, point de costumes cravates, point de jeans baskets, point de containers recyclés, de cageots en plastiques ou de lavabos, point d’expédition dans le métro parisien. L’histoire d’Oedipe nous est montrée sans chausse trappe, sans second degré, sans détournement. Il y a, avant le début de l’ouvrage, un petit prologue parlé et joué, du cru de Mouawad qui nous remet les idées en place: on y apprend que Cadmus, fondateur de Thêbes, était un migrant, frère d’Europe, parti à la recherche de sa soeur enlevée d’Asie mineure par Zeus/taureau, on nous dit que Laios, roi de Thêbes, père du futur Oedipe a été frappé de malédiction pour l’enlèvement, le viol puis le suicide du jeune Chrysippe. Les images sont souvent saisissantes (le grand rocher où apparait la face d’Hécate lors du meurtre de Laios, la sphynge arachnéenne qui surgit dans la muraille de Thêbes, la corde rouge et sanglante qui relie Jocaste au monde des maudits). Mais surtout cette mise en scène est constamment en osmose intime avec la musique dont elle suit la trace à chaque mesure. Elle vit et bouge avec l’orchestre. Il y a une souveraine lenteur dans les mouvements, les déplacements des personnages et des foules. Ce rituel très calibré, animé par le rythme de la musique, dégage une profonde impression de grandeur et de sacré, comme il sied à un mythe millénaire.
La partition d’Enesco déroule un lent et solennel tapis musical, parfois ténu, parfois opulent, d’où émerge la flûte solo de Frédéric Chatoux. Elle explose incidemment en gigantesques conflagrations sonores lors des épisodes cruciaux (le meurtre de Laios, la révélation de l’adultère, la mort de Jocaste…). Elle irradie d’une foi spontanée et d’une compassion poignante pour tous nos héros plongés dans leurs affreux tourments. On est souvent aux bords des dissonances mais on n’y plonge jamais. Mené sans baguette par Ingo Metzmacher, l’orchestre qui n’est pas le Philharmonique de Vienne nous fait traverser alternativement des moments de haute volée et des périodes de relâchement incompréhensible avec un pupitre des cuivres qui ne parvient jamais à se fondre dans la masse sonore et sombre souvent dans la plus indigne trivialité. Le choeur comme dans la tragédie antique est omni présent. C’est un protagoniste considérable et on regrette vraiment de ne pas comprendre un traitre mot de ce qu’il chante avec pourtant beaucoup d’énergie et de conviction.
Sur scène le seul qui ait une diction française compréhensible est notre ami Christopher, projection vocale impeccable, la voix émerge avec autorité et splendeur au dessus du lot et le personnage d’Oedipe, comme à Salzburg, est investi sans réserve et sans limite dans une prestation d’une force impressionnante. Il y a aussi le Tirésias de Clive Bayley qui en impose du haut de sa stature et chez les femmes la Jocaste d’Ekaterina Gubanova et la Sphynge de Clémentine Margaine font grand effet, elle surtout, voix noire et argentée surgissant dans l’antre nocturne de la muraille de Thêbes. On dirait Erda dans l’Or du Rhin.
La surprise de la soirée c’était d’imaginer une salle aux trois quarts vide pour une oeuvre inconnue. Or elle est pleine jusqu’au moindre strapontin. Masques et passes sanitaires sont requis mais la jauge ne parait plus limitée pour cause de pandémie. Contrairement à Vérone cet été, il n’y a aucun espace entre les spectateurs. Le succès final est considérable et prolongé. C’est ce soir la dernière de la série. Le public salue la prouesse de la redécouverte, l’investissement des artistes, la beauté irrésistible de la partition et l’intégrité bienheureuse de la production./.
Faust - Opéra Bastille - FR5 - 26 mars 2021
Noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.
Tobias Kratzer n'a pas réédité à Paris avec son Faust à l'Opéra Bastille (France 5) le miracle de régénérescence qu'il avait opéré à Bayreuth (Tannhäuser) et à Lyon (Guillaume Tell). On reste bien pourtant dans la même veine: les aspirations d'esprits nobles et distingués confrontées aux noirceurs du monde contemporain. Là c'est le malheur de Faust qui a voulu rajeunir et qui se retrouve plongé dans un univers glauque, sinistre, implacable, cruel, sans espoir. Mais la greffe entre la laideur du monde contemporain et la fantasmagorie romantique du Faust de Gounod, que Castorf avait pleinement réussi dans son Faust de Stuttgart (et avant lui Lavelli à Paris) ne se réalise pas ici. Du réalisme cru, brut, radical et nocturne (le terrain de basket, le perron du HLM, la salle de bain de Marguerite, le cabinet du gyneco, le métro) mais pas de magie, pas de fantastique, malgré les videos envahissantes, si ce n'est les deux survols aériens et un peu longuets du Paris nocturne. Notons au passage la constance de ces régisseurs qui passent leur temps à nous mettre en image la hideur et la trivialité de notre monde. Il doit bien y avoir un message non? Et interrogeons nous encore une fois sur les tripatouillages opérés sans préavis sur les partitions pour complaire aux voeux des metteurs en scène (là, les coupes scandaleuses dans la Nuit de Walpurgis, et les ajouts de musique dans les passages qu'il a fallu ”rallonger”).
Pourtant, c'est indéniable, la démonstration de Kratzer est fort bien réalisée et ses scènes, aux éclairages dignes de Murnau, servies par des chanteurs/acteurs formidables, sont souvent percutantes au point qu'on en oublie parfois les anachronismes et incohérences: la bondieuserie de Valentin avec sa croix chrétienne ne colle pas vraiment au personnage de loulou de banlieue dont on l'a affublé. Et de quelle guerre nos gaillards rentrent-ils vraiment? Notre nouvelle Marguerite a son smartphone et son micro ordinateur mais n'a manifestement jamais entendu parler de l'IVG. Le plus étrange est le final qui n'est pas dans une prison, mais dans l'appartement de Faust vidé de ses meubles et de ses livres. Marguerite (”jugée!”) ne meurt pas. Elle repousse Faust redevenu vieux. Et c'est Siebel que Méphisto entraîne avec lui. Toute cette histoire n'aurait-t-elle été qu'un fantasme du Faust vieillissant?
Les artistes sont tous magnifiques à commencer par les seconds rôles qui prennent ici un relief hors norme (Losier, Brunet, Helmer, Siebel, Marthe, Wagner de grande classe). Le quatuor principal est enthousiasmant. Eclos dans l'écurie zurichoise de Pereira, Benjamin Bernheim (entendu pour la 1ère fois en Lerma et Fierrabras, à Salzburg (2012/13) nous fait un Faust désarmant de juvénilité, complètement perdu et étranger dans le monde repoussant qu'il découvre. Diction d'une clarté souveraine, souffle et phrasé d'un naturel miraculeux (Ô merveille). Christian van Horn (Escamillo, Salzburg 2012, Narbal à Paris), gants noirs et look de Raspoutine (et plumes dans la tignasse), a un léger accent qui sied tout à fait au personnage inquiétant, manipulateur et sadique qu'il incarne d'un chant impérieux. Ermonella Jaho, timbre sombre chargé d'émotion, bien peu oie blanche au départ, est exceptionnelle de pathétique, de souffrance et de sincérité dans la seconde partie. On souffre avec elle dans sa chute. Le Valentin de Florian Sempey, curieux mélange de chef de bande et de militant christianisé, est impeccable dans ses prières, ses dogmatismes, ses imprécations et dans sa mort.
Tout ce petit monde, et les choristes masqués qui semblent trouver grand plaisir à retrouver la partition de Faust, sont emportés, telle la brise légère avec la poussière des sillons, par le maestro Viotti qui n'en rajoute pas dans les effets, du moins tel qu'on l'a entendu à la TV, car en salle, de délicates oreilles se sont plaintes de constater que l'orchestre couvrait souvent les voix. Coupures indignes dans Walpurgis, et le ballet évidemment remisé aux oubliettes sauf quelques entrées récupérées ici et là pour coller avec les vidéo du Paris nocturne de M. Manuel Braun.
On se demande bien comment Madame la critique musicale du Monde a pu trouver ce nouveau Faust ”jubilatoire”. C'est évidemment tout le contraire, noir, poignant, glaçant, inconfortable, dérangeant, tragique. Tout ce qu'il faut pour jubiler apparemment./.
Aida à Paris
Le Prince Igor - Borodine - Opéra Bastille - 1er décembre 2019
Igor chez les Tchétchènes.
Borodine, après 18 ans d'efforts, n'est jamais parvenu à terminer son Prince Igor (1890). A sa mort, c'est Glazunov et Rimski qui ont achevé l'ouvrage et orchestré l'essentiel de la partition (500 pages sur 700). Cette version ainsi complétée s'est imposée pendant un siècle en Russie. Mais aujourd'hui la mode en occident est à l'authenticité, à l'épure et au retour aux sources. On a vu à New York en 2014 une version Noseda/Tcherniakov prétendument exclusivement borodinienne mais en réalité peu compréhensible. A Paris (entrée au répertoire d'une version qualifiée ”d'originale") on vous élimine l'acte III (l'évasion d'Igor du camp polovtsien) au motif que la musique a été composée par Glazunov, mais on vous garde l'ouverture, du même Glazunov, qu'on transpose d'ailleurs à l'acte III, sans doute pour rendre les choses encore plus limpides.
La version proposée à Paris s'avère cependant plus claire et lisible que celle de New York, mais elle souffre d'une seconde tare, plus grave encore: celle que lui impose Barrie Kosky, metteur en scène australo-allemand, qui, sans vergogne, a décidé de nous raconter une toute autre histoire que celle du Prince Igor de Borodine. A Paris, comme à Bayreuth ou Salzburg, Barrie semble avoir comme seule ambition de dégrader et noircir les personnages qu'il a sous la main pour les transformer systématiquement en sales types. C'est ce qu'il appelle ”adapter l'action au monde contemporain” comme avec les Maitres Chanteurs à Bayreuth où Hans Sachs/Wagner est prié de devenir un antisémite appelé à comparaitre devant le tribunal de Nuremberg. Ici Igor, prince valeureux, épris d'honneur et de doutes, dévoué à son peuple, est réduit à l'état de looser geignard et incompétent; le Khan polovtsien, chef d'une haute stature morale et d'une grande noblesse, est ici un activiste tchétchène sadique et méprisable torturant ses prisonniers; le camp polovtsien censé irradier d'hédonisme et de luxuriance est un sous sol glauque et moisi; les danses qui devraient enchanter Igor et les prisonniers russes y deviennent un rituel primitif et barbare d'une laideur effrayante; la capitale Poutivi livrée aux caprices de Galitski est une villa à baies vitrées, fauteuils en plastique et piscine, peuplée de soudards à treillis et à kalahsnikovs. In fine, le peuple d'Igor fait fête au premier venu, seau en plastique sur la tête et capote sur les épaules en guise de nouveau leader. Tout cet attirail, déjà mille fois fois vu sur nos scènes, hurle ici contre la musique qui ne cesse, notamment dans l'acte polovtsien, de nous dire exactement le contraire de ce qui est montré. Mais la musique Barrie n'en a cure. Le seul message qu'il semble vouloir délivrer, au mépris des personnages qu'il est chargé de mettre en scène, c'est que le monde est peuplé de crapules et qu'on ne peut sauver personne.
Heureusement, la sublime musique de Borodine/Glazunov/Rimsky dépasse de très haut les sombres et basses intentions de Barrie. Elle nous parle de courage, de fierté, d'honneur, de grandeur, de fidélité, de résistance à l'adversité, de respect de l'ennemi, de l'amour de la terre russe, de la beauté de ses paysages, de ses fleuves, de ses montagnes. Sans atteindre la grandeur de Boris ou de la Khovantchina, Moussorgski restant le plus génial des musiciens russes, la partition de Borodine est empreinte d'une puissante noblesse. L'acte polovtsien est le plus réussi, avec la longue déploration d'Igor, l'air de Kontchakovna, son duo avec Vladimir, les choeurs et danses des autochtones. On regrette amèrement que l'acte suivant ait été purement et simplement coupé.
L'orchestre de Jordan et les choeurs de Basso sonnent avec une ampleur et une puissance inédites (on est au bord du 1er balcon). Le son n'est pas russe mais l'engagement est incontestable.
L'équipe des chanteurs est de premier ordre. Abdrazakov (déjà à NY), avec son baryton mâtiné d'italianita, est un Igor d'une carrure de prince et d'une stature irrésistible. Stikhina (Tatiana ici même, Sieglinde avec Gergiev, Médée à Salzburg) rayonne d'un bout à l'autre d'un aigu solaire sans faille. La Kontchakovna de Rachvelishvili (à NY aussi) est une ensorceleuse dont le sombre mezzo irradie de sensualité. Avec la suppression de l'acte III, le rôle est court (un air, un duo) mais suffisant pour attiser l'enthousiasme débordant de la salle. Cernoch est un touchant Vladimir, lui aussi sacrifié par la suppression de l'acte III. Les deux basses de service (Ulyanov et Ivashenko) jouent les brutes avec un aplomb un peu forcé. Les deux trublions déserteurs sont d'une duplicité parfaitement inquiétante (Palka, Popov).
Merci aux chanteurs, à l'orchestre, aux choeurs d'avoir à eux seuls sauvegardé la splendeur de l'âme russe telle que Borodine et ses confrêres l'ont portée dans leur partition grandiose./.
ombramaifu.simdif.com
Le Barbier à Paris
Il fait bon dans la sombre fraicheur du tombeau des Atrides
Iphigénie en Tauride - Gluck - Théâtre des Champs Elysées - Paris - 24 juin 2019
Ce pourrait-il que l'épure, la sobriété, le noir et la lumière conviennent davantage à la musique de Gluck et d'Iphigénie que les rideaux en plastique, les déambulateurs et les tuyauteries de sanitaire? C'est la leçon que Robert Carsen semble infliger à notre ami Warli dans une production créée dans les années 2006 pour Chicago, passée par San Francisco et Londres et remontée aujourd'hui par le maitre en personne pour le Théâtre des Champs Elysées. Impact garanti. Après l'efficace Forza de Jean Claude Auvray l'autre jour à Bastille, on a là une nouvelle démonstration de bon goût, de noblesse, de parcimonie, de maitrise et d'intensité, en lien profond avec la musique, que nos nouveaux gourous ont parfois quelque peine à assumer dans l'agitation un peu effrénée de leur fanfreluches et attirail bon marché.
On est là de bout en bout dans le tombeau des Atrides, comme celui qu'on a visité à Mycènes, chacun y est vêtu de noir, seuls les visages, les mains et l'épée du sacrifice rayonnent encore dans l'obscurité, parfois percée de teintes rougeoyantes. On inscrit à la craie sur les murs, avant de les effacer plus tard, les noms d'Iphigénie, Agamemnon, Clytemnestre et celui d'Oreste au sol. Le choeur est dans la fosse mais des danseurs sur scène, sobrement chorégraphié par M. Giraudeau, personnifient à la mode du théâtre grec l'ensemble des prêtresses, suivantes, gardes scythes dans une gestuelle éloquente et sans extravagance... Robert Carsen a, semble-t-il, le talent d'écouter d'abord la musique et le chant avant de nous proposer son esthétique scénique. Il est presque sûr que même Marie Antoinette aurait aimé cette scénographie en 1779.
On a le bonheur de trouver dans la fosse Thomas Hengelbrock, son Balthasar Neumann Ensemble et leur diapason 415 pour ce son ambré, chaleureux, pulsé et boisé qu'évidemment jamais les instruments modernes de l'opéra de Paris ne nous donneront jamais. Qu'est ce qu'on attend pour interdire dans les orchestres les horribles flûtes à métal, fussent-elles en or, et restaurer partout l'inimitable flûte baroque en bois dont on n'aurait jamais du se passer?
Mlle Arquez, admirable Armide de Gluck il y a deux ans avec Minko, est une Iphigénie ardente, sombre, passionnée et tourmentée au mezzo infatigable et percutant. Comme Elektra dans Strauss, elle ne reconnaitra Oreste son frère qu'au tout dernier moment. MM. Degout et Fanale sont nos deux inséparables Oreste et Pylade et leur couple rayonnant est d'une somptuosité vocale et scénique irrésistible. Impossible de faire plus fort. ”Unis dès la plus tendre enfance...” Comme on les croit! Alexandre Duhamel est un Thoas imposant et sonore, parfait de brutalité et de noirceur et Mlle Trottmann est une Diane (et seconde prêtresse) de belle allure. Tout ce petit monde de véritables artistes, loin du star system pasteurisé qui fait l'ordinaire de nos grandes scènes, déclame son français avec un amour profond de la langue et les mots de M. Guillard, librettiste, sont magnifiés. Les voix se déploient librement dans l'enceinte parfaite du TCE, sans recours nécessaire au système scélérat du son renforcé en vigueur sur d'autres scènes.
Dans une salle agréablement climatisée, le public reste saisi sans broncher pendant tout le spectacle avant de laisser éclater son enthousiasme au final.
Restent deux questions toujours sans réponse: Quand nous donnera-t-on enfin Iphigénie en Aulide (au besoin dans l'orchestration de Wagner)? Et que devient dans toute cette histoire notre amie Chrisothémis, la seule Atride à peu près normale, soeur d'Iphigénie, Elektra et Oreste, qu'on a laissée désemparée à la fin d'Elektra? Quelqu'un aurait-il des nouvelles?/.
- Théâtre des Champs Elysées - 8 novembre 2019.
J'aime le son du cor le soir au fond des bois.
L’Ernani de Verdi (1844) est une oeuvre si rare en France qu'il est impossible de la manquer quand on l'aperçoit à l'affiche. Marseille l'a monté l'an dernier avec une distribution brillante, où on retrouvait déjà Francesco Meli (et Ludovic Tézier) et Toulouse quelques années avant. Mais à Paris jamais depuis le dernier siècle. Est-ce la hargne de Victor contre la mise en musique de sa pièce qui est parvenue à ostraciser à ce point cet ouvrage des scènes françaises? Là c'est l'opéra de Lyon qui s'y colle et nous le présente en version de concert avec son orchestre, ses choeurs et son chef comme il l'a fait déjà avec Attila ou Nabucco, autres ouvrages verdiens tristement négligés par la Grande Boutique et heureusement célébrés par les forces lyonnaises du sémillant Daniele Rustioni.
Or Ernani, déjà entendu à Marseille, est une partition magnifique, animée sans relâche d'une inspiration irrésistible et fougueuse, remplie des grands effets que Verdi parviendra à déployer avec maestria dans ses chefs d'oeuvre ultérieurs: on y a là, non pas des tubes devenus des scies, mais des arias, duos, trios, quatuors, choeurs, des coups de canon, des sonneries de trompettes, et même des solo de violoncelle ou de clarinette basse (étonnante et prémonitoire scène de méditation solitaire du roi devant le tombeau de Charlemagne à Aix la Chapelle). Et la trame romantique de Victor Hugo, avec son lot de conspirateurs, sa grande scène d'élection de l'Empereur du Saint Empire, le signal du cor annonciateur du trépas, qui nourrit tout le livret de Piave: le rebelle au grand coeur, le souverain magnanime, le Grand d'Espagne implacable, la belle que les trois convoitent en même temps... Il n'est tout simplement pas possible de rester de marbre devant un tel concentré de passions échevelées.
Daniele, il faut l'avouer, en rajoute un peu sur le podium. Vu de dos son impeccable brushing virevolte au gré des ensembles et au rythme de la baguette. Mais son exubérance et son enthousiasme particulièrement démonstratifs font plaisir à voir. En voilà un qui aime Verdi. L'orchestre de Lyon, (et son choeur splendide) pimpant, trépidant, emporté, sonne parfois un peu trop fort au risque d'écraser les chanteurs. Et notamment la pauvre Dona Sol/Elvira (Carmen Giannattasio, Leonora à Amsterdam face au Trouvère de Meli), réduite à hurler ses aigus pour tenter de passer la rampe. Elle sera sifflée aux saluts par quelques malotrus indifférents à ses efforts de toilette (la robe rose à étole noire troquée après l'entracte pour une vaporeuse tenue gris souris) et de look (la chevelure blonde déployée devenue chignon dans la deuxième partie).
Francesco Meli (déjà Ernani à Marseille) est un ténor d'une tenue vocale magnifique, peut être un peu raide c'est vrai, mais le timbre, l'éclat, la brillance, la ligne, le souffle, le sens des nuances sont splendides. Difficile de trouver aujourd'hui un ténor italien moins cabotin, moins esbroufard et moins fanfaron que Francesco, aristocrate du chant italien au gosier de poète. Son air final ”Solingo errante misero”, poignant adieu à la vie (il va devoir se suicider d'un coup de poignard à l'appel du cor de Silva) est particulièrement saisissant dans sa retenue chargée de tristesse et de nostalgie.
Notre Grand d'Espagne, Don Ruy Gomez de Silva (Roberto Tagliavini), impressionne moins que Vinogradov à Marseille. Manque le tranchant, le caverneux, tout ce qui pourrait suggérer la morgue hautaine et implacable d'un seigneur que la présence d'un roi, futur empereur, dans son château, n'est pas de nature à émouvoir.
Et pourtant le Carlos (Quinto) de Amartuvshin Enkhbat, gloire de la Mongolie Extérieure, a tout pour impressionner. Baryton puissant et impérial, registre saisissant, il estomaque l'assistance en terminant sa méditation d'Aix la Chapelle ("E vincitor dei secoli il nome mio faró”) par un aigu surnaturel et triomphant, jaillissant de sa poitrine comme une foudre jupiterienne, d'autant plus stupéfiant que Verdi ne l'a jamais écrit et qu'il s'agit là d'un coup d'audace comme seuls les chanteurs les plus téméraires et les plus surs de leurs moyens peuvent en avoir. Triomphe. La salle pâmée en redemande.
110€ au Théâtre des Champs Elysées, 59€ à l'auditorium de Lyon. Pas de fleurs pour les artistes. La Caisse des dépôts et consignations est certainement dans la dèche./.
ombramaifu.simdif.comVerdi - La Force du Destin - Opéra Bastille - Lundi 10 juin 2019
Rififi chez les Calatrava.
Bien sûr on peut regretter l'asile d'aliénés où notre ami Tcherniakov n'eût pas manqué d'enfermer sur scène nos héros de La Force du Destin. Mais la production de Jean Claude Auvray, ressortie des cartons après 8 ans de purgatoire, offre un bel exemple de lecture classique, de respect, de foi et de talent. C'est une production en costumes, ce qui est rare de nos jours où les maillots de corps, slips et nuisettes en nylon triomphent sur les scènes d'opéra. On a avancé d'un siècle et on est passé du 18è au Risorgimento (”Viva Verdi”). Seul l'historien qui se demande ce que l'Espagne est venue faire en Italie au XIXè siècle pour l'aider dans sa lutte contre les Autrichiens peut en être gêné. L'autre innovation qui semble avoir échappé à une large partie de la critique plumitive est le déplacement de l'ouverture intercalée entre l'acte I devenu prologue et l'acte II, selon un coup de génie qui remonterait à Mahler à Vienne et que Bruno Walter aurait réédité au Met dans les annėes 30. On admire dans le spectacle de M. Auvray, à défaut de théâtre déjanté, la sobre élégance et la force des images, la fluidité du discours et des scènes, superbement éclairées par M. Castaingt, qui font alterner sans temps mort les tourments individuels des membres de la famille Calatrava et les misères collectives du monde qui les entoure (pèlerins, moines en dévotion, soldats au combat ou en beuverie, miséreux affamés à la recherche de leur pitance), selon le dessein recherché par M. Verdi et son inspirateur le duc de Rivas, auteur dramatique et ambassadeur d'Isabelle II à Paris. Le culte de l'honneur et la vendetta familiale à la mode espagnole sont vains et le monde suit son cours sans répit, indifférents aux affres individuelles.
La star attendue qui nous avait fait faux bond dans Tosca, la Maréchale et Amelia est bien là aujourd'hui sur les planches de la Bastille. On la connait fort dans le répertoire allemand mais le seul rôle italien oû on l'a déjà vue (avec l'Elettra d'Idomeneo) est l'Elisabeth de Valois qu'elle a chantée à Salzburg avec Kaufmann. En Leonora Mme Harteros ne déçoit pas. Les esprits grincheux et pinailleurs nous diront bien qu'elle n'a plus sa voix d'il y a 20 ans et qu'on discerne des traces de vibrato dans ses forte. Mais la classe, l'élégance, le port callassien sont irrésistibles et ses scènes au Monastère de Sainte Marie des Anges sont d'une grâce céleste qui devrait convertir tous les impies. Sa mort sur scène est celle d'une grande artiste. Quel dommage que son rôle soit si court et qu'elle soit totalement absente de l'acte III. L'Alvaro de Brian Jagde pour qui elle succombe est un ténor américain déjà bien rôdé sur les grandes scènes mais inconnu à Paris. La vaillance, le souffle et l'endurance sont bien présents. Mais l'italien est peu compréhensible, l'éclat et la lumière sont absents. Le timbre est encore plus ténébreux et barytonnant que celui de Kaufmann, c'est dire. Un vrai fils d'Inca en somme. M. Zeljko Lučić est un magnifique baryton verdien. Mais ici, avec sa tignasse de cheveux blancs, il est impossible de le prendre pour le frère vengeur de Leonora déguisé en étudiant puis en soldat. On dirait plutôt le père Germont sorti de la Traviata, ici, il est vrai, particulièrement vindicatif et maniant l'épée avec fureur. La Preziosilla de Mlle Abrahamyan est plus convaincante que son Ulrica du Bal Masqué ici même mais moins que son Olga d'Eugène Onéguine. Franciscains aux petits oignons (Siwek et Viviani) mais on n'oubliera jamais le Fra Melitone de Gabriel Bacquier à Garnier.
On attendait le pire de l'orchestre de l'Opéra un lundi après midi de jour férié. Est ce la perspective d'avoir à rentrer chez soi vers 18h? Est ce le savoir faire de M. Luisotti? L'ambiance très club du troisième âge de cette matinée? Toujours est-il que nous avons eu une fosse (et des choeurs) très pimpante où, contrairement à l'ordinaire, on sentait l'effort de vouloir bien faire et de donner du plaisir. Belle démonstration de versatilité musicale entre le Rantanplan offenbachien, les déplorations moussorkiennes des miséreux affamés, les cantiques des pèlerins et franciscains wagnériens. Verdi tentera une nouvelle fois d'opérer un mélange des genres avec le Bal Masqué, son opéra suivant.
Bien qu'aucune indication ne figure sur le feuillet qu'on nous distribue en salle on suppose qu'on nous a donné ici la version profondément remaniée par Verdi pour Milan en 1869 et pas celle de la création à Saint Petersburg en 1861. En tout cas le magnifique duo du III entre Alvaro et Carlos, qui annonce Carlo/Posa et Otello/Iago, était bien là.
Bonheur d'avoir ré-entendu cette partition depuis 2007 à Vienne (Stemme, Licitra, Alvarez, Zubin Mehta) ./.Lady Macbeth de Mzensk - Chostakovitch - Opéra Bastille - 9 et 16 avril 2019.
Après la représentation du 9 avril interrompue pour cause de transfert aux urgences de la pauvre Ausrine, on a revu la soirée complète de cette Lady Macbeth le 16 avril grâce à l'efficacité de l'Opéra de Paris qui a su recaser avec maestria les spectateurs naufragés de la semaine précédente.
Est-il possible de rater la mise en scène d'un ouvrage pareil avec son lot de viols, copulations, bagarres, meurtres à répétition? Kriegenburg à Salzburg en 2017 avait réussi cet exploit dans une production prétentieuse, bouffie et grandguignolesque co-produite avec le Met. Tcherniakov à Londres et Lyon nous l'a montré dans une scénographie étouffante et implacable où Katerina (Ausrine Stundyte déjà), exilée kalmouk étrangère à son milieu, avait bien des raisons de se révolter et de chercher à s'affranchir. Martin Kusej à Amsterdam et à Paris avait débarrassé l'oeuvre de son folklore russe pour nous livrer une démonstration décapante et impitoyable des malheurs de la condition féminine.
Warlikowski nous ramène sa panoplie habituelle de néons, rideaux en plastique, videos, cage transparente et tourbillonnante dont il use cependant ici avec sobriété et maitrise. Il nous installe l'intrigue dans ce qui ressemble fugitivement à une usine de viande porcine où la population ouvrière semble largement livrée à elle même. Katerina, épouse du maitre des lieux, y jouit d'un niveau de vie bien au dessus de la moyenne. Si bien qu'on ne lui trouve guère de raison de se plaindre de son sort en dehors du fait qu'elle s'ennuie, que son mari n'est pas porté sur le sexe et qu'elle est méprisėe par son beau père. La pâmoison parisienne qui a accueilli cette production illustrative parait d'autant plus étonnante qu'on n'y voit rien qui sorte vraiment des sentiers battus pour un ouvrage de cette nature. Video répétitive et un tantinet insistante pour expliquer à ceux qui ne comprendraient rien la noyade finale de Katia et Sonietka. Scènes de sexe et de violence traitées de manière plate, prosaïque, sommaire et parfois risible (les fesses de Pavel). La chambre de Katia est une espèce de container à roulettes et sans cloison où tout le monde peut assister sans se gêner aux turpitudes de la meurtrière dévergondée. Ça servira aussi au final à entasser les prisonniers en route vers la Sibérie. Alors que le beau père empoisonné aux champignons et à la mort aux rats est censé être enterré, le cercueil du malheureux continue à trôner avec ses cierges allumés au milieu de la chambre de Katia, ce qui n'étonne nullement le fils et mari quand il rentre subrepticement de voyage en pleine nuit et s'enquiert de la situation (”Comment vont les choses?"). Scène de mariage traitée sur le mode de la bouffonnerie clinquante. Katia qui était brune aux cheveux courts est devenue soudainement blonde aux cheveux longs.
L'attraction de la soirée c'est l'inoubliable Katerina d'Ausrine Stundyte, omni présente, infatigable, à la fois inquiétante et émouvante meurtrière (déjà à Lyon, après Judith à Berlin et Venus à Anvers). Mlle Stundyte fait partie avec Herlitzius ou Pankratova de ces artistes qui enflamment les plateaux et donnent tout sans mesure sur la scène, à cent lieues des chanteuses pasteurisées à la Stemme, qui restent imperturbables, impassibles et égales à elles mêmes quel que soit leur rôle. Elle nous fait là cependant, malgré toutes ses ressources, un personnage beaucoup moins complexe et saisissant qu'à Lyon. Elle est entourée par l'autoritaire Boris de Dmitry Uyanov (déjà à Salzburg) et le niais mais efficace Zinovy de John Daszak (Serguei à Lyon) qui disparaissent malheureusement dès la premiëre partie, zigouillés par Katerina. Reste Serguei, l'amant insatiable, qui n'est pas vraiment adapté à Pavel Černok (Lenski et Carlos à Paris, futur Jason à Salzburg), vocalement vaillant mais dépourvu du gabarit et du charisme attendus d'une bête de sexe surtout quand on le voit évoluer pataud, eflanqué et mal à l'aise en slip petit bateau sur la scène de la Bastille. L'Askinia de Sofija Petrovič qui se fait violer dès la première demi heure est épatante comme la Sonietka d'Oksana Volkova qui pousse un joli cri en tombant dans les eaux qui vont l'engloutir.
Direction sans baguette mais non sans classe de M. Metzmacher qui avec habileté, sobriété et mesure nous fait passer un orchestre discipliné et un choeur engagé dans les méandres reptiliens et les éruptions orgasmiques de la musique de Chosta.
Soirée ”moins de 40 ans”: l'une à ma gauche ne cesse d'expectorer comme une Violetta en fin de parcours, l'autre, devant, prend des photos de manière compulsive et consulte ses emails pendant le spectacle. Elles disparaissent à l'entracte. C'est dur de convertir les nouvelles générations aux charmes du théâtre lyrique.Stéphane Lissner, roi des emballages cadeau La saison 2019/20 présentée par l'Opéra de Paris est conforme en tous points au format auquel Stéphane Lissner a tenté de nous habituer depuis 2014: un produit marketing dépourvu de tout génie artistique mais très bien empaqueté, très bien enrubanné et destiné à attirer dans les salles, avec son porte monnaie et sa carte de crédit, le chaland mélomane dans toute sa diversité. Même s'il y a, c'est sûr, une impression de déjà vu, de lassitude et d'ennui, la formule est très bien composée et on ne peut pas enlever à Stéphane Lissner un savoir faire indéniable dans l'art de l'esbroufe et de la poudre aux yeux et un talent certain pour donner l'impression d'en donner un peu à tout le monde.
Relevons d'abord l'astuce qui, comme l'an dernier, consiste à gonfler artificiellement la saison en annexant la saison suivante par une partie de ses spectacles, ce qui revient en fait à présenter des saisons, non sur un an mais carrément sur 14, 15 ou 16 mois. Ainsi le Ring de 19/20 sera en réalité réduit à L'Or du Rhin et à la Walkyrie (printemps 2020), mais ne sera complété par Siegfried et le Crépuscule qu'en automne/hiver 2020 c'est à dire pendant la saison 2020/2021, la dernière de l'équipe Lissner. Les nouveautés de 19/20 ne sont donc pas légion car plusieurs d'entre elles (Indes Galantes, Prince Igor, Traviata) avaient déjà été annoncées au titre de 18/19. Les vraies découvertes sont de ce fait réduites à la nouvelle Manon, à l'Or du Rhin et à La Walkyrie, ce qui est assez mince. Pas de surprise, ni d'innovation non plus dans le choix des metteurs en scène qui sont puisés dans le fichier des notables dont on connait tous les trucs et toutes les ficelles et que Lissner n'a qu'à se baisser pour ramasser. Barrie Kosky, nouveau venu à la Bastille, a déjà été vu à Favart et sur toutes les grandes scènes du monde. A la différence de Mortier, de Caluwe, Dorny qui auront pris des risques et lancé tant de talents inconnus devenus aujourd'hui fameux, Lissner se sera contenté d'exploiter au mieux le fichier d'operabase en allant regarder ce que faisaient les autres directeurs de salle. Ce sera donc une nouvelle fois Bieito pour le Ring et sauf miracle, à en croire sa Carmen, son Boccanegra, son Lear et son Tannhauser, on aura du décorum un peu tapageur pour peu de réflexion, de théâtre et de contenu. La distribution annoncée est de la même eau avec des noms rassurants et bien connus sans découverte prévisible. La jolie surprise c'est la petite inflation annoncée sur le prix des billets, sans raison apparente autre que la seule santé du tiroir caisse. Pour le reste, on a droi